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En territoire insulaire, des enjeux écologiques complexes

Article publié le 03/04/2024

  • #RETEX

Temps de lecture : 6min

À partir d’avril 2024, se tiendra la seconde exposition de House of Digital Art, lieu récemment ouvert sur l’île Maurice. Si Toutes les îles sont des arbres invite à « renouer avec le vivant et avec nos territoires » et à « (re)saisir la poésie de ce qui nous lie, pour faire face aux urgences écologiques, sociales et politiques que nous traversons », comment s’aligner à ces valeurs – en termes de création et de diffusion – lorsque l’on est situé au beau milieu de l’océan Indien ? 

« Dans les difficultés de l’insularité, nous trouvons des réponses à des enjeux mondialisés. À partir d’un environnement à la fois très connecté, traversé par différentes cultures, et isolé, nous avons la possibilité d’expérimenter, d’être une sorte de laboratoire » partage Imane Lehérissier, programmatrice et curatrice du centre culturel ouvert en juin 2023. Créé à l’initiative d’un collectif d’entrepreneur·ses culturel·les1, House of Digital Art propose des expositions, lives, rencontres, workshops et ateliers centrés sur les pratiques numériques et interactives. Également lieu de résidence et de création – possédant une salle immersive 360° – HoDA cherche à soutenir la structuration des artistes numériques mauricien·nes, ce qui passe notamment par l’accueil d’artistes internationaux afin de décloisonner, réciproquement, les pratiques. « Offrir des espaces pour expérimenter, partager des outils de création, s’autoriser à passer d’un médium à un autre » illustre Imane Lehérissier. 

House of Digital Art a ouvert ses portes en juin 2023 sur l’île Maurice

« Sur une île, les artistes rêvent d’ouverture, de sortir, de s’exposer dans le monde » ajoute la curatrice pour qui « c‘est le propre des artistes que de voyager, rencontrer, explorer ». Pourtant, nous le savons2, la mobilité des artistes – et plus particulièrement les déplacements en avion – est fortement émettrice de carbone. Mais si en Europe, des modes de déplacements alternatifs peuvent être envisagés, comment – au milieu de l’océan Indien – concilier enjeux environnementaux, économiques et nécessité des échanges artistiques ? « Il y a un juste milieu à trouver entre l’intention, la volonté, et l’intérêt de présenter certaines œuvres » témoigne Imane Lehérissier. Ainsi pour l’exposition à venir, elle se satisfait que seulement deux œuvres sur dix soient transportées en avion. D’autant que pour y parvenir, une évaluation des possibles et de nombreux échanges ont été nécessaires avec les artistes internationaux.

Wood Wide Web : une création réalisée à distance

Dans l’appel à projet, diffusé par HoDA fin 2023, était indiqué : « Les projets en création recevront le soutien de l’équipe artistique et technique (et) bénéficieront d’un espace de résidence selon les besoins de l’artiste ». Néanmoins, ne pas venir créer sur place ne fut pas d’abord une évidence pour Béatrice Lartigue, l’une des lauréates. Pourtant, sa création originale « ne nécessite pas » un temps de résidence sur place, et c’est lors d’un premier échange avec l’équipe du lieu qu’il est convenu qu’elle la réalisera à distance. Conciliant enjeux économiques et écologiques, la décision fait sens pour les deux parties. Se tisse alors autour de l’œuvre visuelle, un réseau de compétences, semblable au sujet qu’elle traite : un réseau d’organismes vivants complexes et organisés appelé Wood Wide Web.

Wood Wide Web – de Béatrice Lartigue

« Béatrice n’est pas dépossédée de son œuvre, elle en est la cheffe d’orchestre » raconte Imane Lehérissier. Sur place, une équipe l’accompagne dans la direction artistique, la production, et la réalisation technique. De l’autre côté de l’océan, ces personnes matérialisent ainsi ce qu’imagine l’artiste et cela nécessite « d’aller dans le détail ». L’artiste se retrouve dans une posture qui n’est pas celle de faire mais de créer des relations, de faire le lien, de déléguer et coordonner, ce qui demande parfois d’anticiper – sans les avoir sous les yeux – les potentiels points de blocage.

L’implication des équipes de HoDA est également importante : tests dans le lieu, retours à l’artiste pour ajuster le processus créatif, fabrication sur place, accrochage par un artiste local… Il est également décidé d’imprimer les 24 images – matière première de l’œuvre visuelle augmentée – à Maurice, plutôt que de les importer de Paris. Une relocalisation de « bon sens » qui permet de « soutenir l’activité locale », évoque conjointement la curatrice et l’artiste. De l’aveu des deux protagonistes, cette collaboration est néanmoins possible car il n’y a « pas de réelle complexité technique dans ce projet », évoque Béatrice Lartigue. On peut alors s’interroger : les compétences sur place auraient-elles été rassemblées en cas d’utilisation d’une technologie particulière ? Une création à distance est-elle seulement possible dans le cas d’œuvres dématérialisées, légères ? 

Un faisceau de choix

Deux autres œuvres, présentées dans le cadre de l’exposition3, font l’objet de discussions. 
Une reconstruction partielle de la sculpture interactive de Tom Lellouche, Echo, est un temps envisagée. C’est le blocage du canal de Suez, empêchant son transport en bateau, qui met le sujet sur la table. Techniquement, une fabrication locale de la structure en acier est possible, et l’artiste est d’accord sur le principe. « Il nous a fallu être raisonnable, cela aurait pu faire sens mais reproduire une partie de l’œuvre ou l’envoyer par avion revenait au même budgétairement et nous étions trop courts en terme de timing » explique Imane Lehérissier. Finalement, l’œuvre est envoyée en avion. Ici la position réaliste fut non pas d’éviter le transport, mais de ne pas investir cette alternative – par manque, notamment, de moyens et de temps humains pour coordonner ce chantier. Une autre interrogation accompagne par ailleurs ce choix : que faire de la reproduction, l’envoyer à l’artiste ?! On observe ici que la logique dépasse parfois les choix individuels, nécessitant une organisation plus collective pour faire, par exemple, de cette alternative le point de départ d’une tournée régionale de la « copie » partielle de l’œuvre ?

Echo – œuvre de Tom Lellouche

La création audiovisuelle de Minh Boutin, Nympheae, dédiée à la salle immersive, est elle aussi réalisée à distance. En effet, la Française s’étant rendue à HoDA en novembre pour une résidence de création, il ne faisait pas sens qu’elle revienne la finaliser sur place. « Cela implique un fort lâcher-prise des artistes, mais il me semble que cela leur enlève aussi du stress car nous sommes tous concerné·es par leur création » partage Imane Lehérissier. 

« Artistes réalistes », sensibles au poids économique et environnementale de leurs déplacements ou simplement contraints ? Le travail à distance n’est « pas nouveau sur la partie diffusion, pour différentes raisons – économiques, sanitaires, contextuelles » évoque Béatrice Lartigue qui reconnaît cependant que ce n’est pas si répandu sur la partie création. Si elle regrette de ne pas avoir pu découvrir Maurice et s’immerger dans la culture locale et ainsi l’intégrer dans sa création (évoquant par exemple la cadence des images, au départ pensée contemplative, qu’elle a finalement choisi de rythmer), elle exprime avoir pu se reposer sur l’équipe du lieu pour cela. Mais « ce n’est pas non plus un deuil » pour l’artiste qui se contentera de voir cette œuvre à l’occasion d’une autre diffusion. Au contraire, elle assume : « C’est une réponse à un panel de raisons économiques, écologiques, de bon sens ». Reste à savoir si ces nouvelles pratiques sont amenées à entrer dans les usages – développant alors la nécessité de nouvelles compétences par les artistes et au sein des lieux d’accueil. 

Replacer l’écologie dans son acceptation large

S’il est important d’interroger l’utilité de certains déplacements internationaux, le contexte des territoires insulaires nous amène à repenser la notion même d’écologie. Définie comme « l’étude des milieux où vivent les êtres vivants, ainsi que des rapports de ces êtres avec le milieu » et « une doctrine visant à un meilleur équilibre entre l’homme et son environnement naturel ainsi qu’à la protection de ce dernier », les définitions du Larousse nous invitent à élargir notre conception carbono-centrée du sujet. D’autres leviers que la mobilité sont-ils donc possibles pour traiter d’écologie ? « L’intérêt pour les questions écologiques est ici très présent, mais ne se reflète pas de la même manière : l’exploitation et la capitalisation des ressources est un véritable sujet » explique Imane Lehérissier. Ainsi, l’installation vidéo intéractive, Equilibrium, de  l’artiste turc Memo Akten percute la réalité mauricienne. L’auteur y évoque l’extraction mondiale de ressources convoitées et la déforestation sur l’île voisine de Madagascar, devenant le terreau de conflits sociaux, politiques et économiques. Une œuvre qui invite à « regarder le monde autrement », espère la programmatrice.

À travers l’exemple de House of Digital Art se pose la question du transport des œuvres et des artistes à l’international, mais aussi celle du besoin d’ouverture de certains territoires isolés. Pour résoudre cette équation, l’inventivité est souvent de mise. Plus largement, elle nous donne à appréhender l’écologie de la création sous un angle plus large : si la question des mobilités n’est pas toujours soluble, d’autres leviers permettent de tendre vers une organisation où il est question d’équité sociale, de juste répartition des rémunérations entre artistes locaux et internationaux, de renforcement de l’écosystème artisanal local, des rapports entre l’humain et son environnement, de décolonisation… Dans un double mouvement : « élargir pour se recentrer » éclaire Imane Lehérissier.

Rédaction Julie Haméon


1- Analog collective est constitué d’Astrid Dalais, Guillaume Jauffret, Kim Lenoir et Jurgen Loffler.
2- Rapport du Shift Project – Décarbonons la culture – Novembre 2021 (ici)
3- L’exposition Toutes les îles sont des arbres se tiendra du 4 avril au 31 juillet

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