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IA & droits d’auteur : finalement qui est l’artiste ?

Article publié le 24/04/2024

  • #EXPERTISE

Temps de lecture : 10min

Les accusations de contrefaçon, de spoliation ou de blanchiment de droits d’auteur pleuvent un peu partout dans le monde. Les artistes s’inquiètent de servir de nourriture à l’IA et d’être in fine remplacé•es par des outils de création automatisée. Côté création numérique, l’IA est depuis longtemps un outil et un sujet pour les artistes qui en ont donc une vision plus pragmatique. Cependant, l’insécurité juridique qui entoure les œuvres créées avec une IA générative devrait les préoccuper. Présentation des enjeux avec plusieurs cas de figure. 

Sur les plateformes d’IA générative, n’importe qui peut donner des instructions en langage naturel via un prompt – une fenêtre de chat en quelque sorte – et produire, ainsi, sans trop d’effort, ni compétences, des textes, des images, des vidéos, de la musique, etc. Un peu comme le Petit Prince de Saint-Exupéry demande à l’aviateur de lui dessiner un mouton, puis précise au fur et à mesure sa demande. Un utilisateur de Tik Tok a, ainsi, généré un faux duo entre les artistes canadiens Drake et The Weeknd qui a fait des millions d’écoutes sur les plateformes de streaming avant la demande de retrait d’Universal Music Group. Face à cette ubérisation manifeste de la création, les actions se multiplient pour tenter d’encadrer et de réguler les grands acteurs de cette technologie : une class action est en cours aux Etats-Unis contre Midjourney accusé d’avoir utilisé sans autorisation les œuvres de plus de 16 000 artistes pour entraîner son IA. La banque d’images Getty Images poursuit Stability IA. L’État du Tennessee a voté une loi visant à protéger les artistes contre toute utilisation non autorisée de leurs créations par l’IA. La grève des acteurs à Hollywood en 2023 s’est conclue par un accord avec les grands studios garantissant un droit au consentement et à une rémunération équitable des acteurs dont la voix ou l’image est utilisée par de l’IA.

Le bras de fer entre les entreprises technologiques et les industries culturelles et créatives, ainsi que les divers ayants droits et leurs représentants, se jouent d’abord sur le terrain économique. Comment partager équitablement les revenus actuels et futurs produits par l’IA générative dès lors que cette dernière s’appuie sur le travail d’un nombre considérable d’artistes ? Comment éviter de revivre un effondrement du marché de la création comme l’industrie du disque l’a connu lors du développement des plateformes de streaming ? Comment garantir un financement de la création à même d’encourager des expressions et des imaginaires nouveaux, différents, inédits… ? Et si l’IA générative était en fait, comme le considère l’artiste Grégory Chatonsky, le médium d’exploration du commun numérique de toute la création humaine existante mais aussi celle qui pourrait exister, devient-elle de facto une sorte de méta-créatrice qui remet en cause l’existence même des artistes dans la société ?

La réalité est peut-être moins dramatiquement métaphysique, car les artistes se sont toujours saisi·es de la technique et des technologies pour créer, comme le montre la pratique de l’IA depuis des années par les artistes des arts numériques et hybrides. Cependant, la création via l’IA générative évolue aujourd’hui dans un flou juridique. Qui sont les auteur·rices d’une image produite par DALL-E : OpenAI, le concepteur de l’IA et la plateforme qui y donne accès ; la personne qui a écrit le prompt permettant de générer l’image/un texte… ; tous les artistes dont le travail et le style ont permis d’entraîner DALL-E ? Quelle option sera choisie et quelles seront les conséquences pour les artistes ? « Si l’insécurité juridique est consubstantielle au droit d’auteur, rappelle Camille Domange, avocat au barreau de Paris, spécialisé dans les domaines de la création, du numérique et de l’innovation, l’IA générative demande d’adapter la manière dont on l’utilise aux nouveaux enjeux technologiques ».

L’IA générative peut-elle être considérée comme autrice des œuvres qu’elle produit ?

« Le droit d’auteur français protège les œuvres de l’esprit, si elles sont originales. Et les tribunaux considèrent qu’une œuvre est originale lorsqu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur, résultant notamment de choix libres et créatifs », expliquent les avocates Pauline Debré et Laetitia Niccolazzi (source blog du modérateur). Ainsi, dans l’état actuel du droit, pour être auteur·rice, il faut être humain·e, puisque seul l’humain est perçu comme doté d’intentionnalité. En outre, l’IA générative s’appuie sur la création humaine existante pour produire de nouvelles œuvres, ce qui fait dire à Grégory Chatonsky, qu’elle construit, une industrie de la ressemblance proposant des productions « à la manière de », des deep fake, c’est-à-dire des situations fictives empruntes de réalisme, ou encore des combinaisons de styles existants, à l’instar la chanson du duo factice Drake et The Weeknd. « L’IA générative produit une image qui n’a jamais existé, mais qui aurait pu exister et qui a pour cette raison un goût de déjà vu », explique-t-il, comme l’illustre ce site qui génère des visages humains fictifs troublants de réalité. Les IA génératives sont par nature des programmes de probabilités, mais elles peuvent produire une infinité de résultats. En somme, à l’instar de la caisse de l’aviateur qui contient tous les moutons que le Petit Prince pourrait imaginer, l’IA détient de façon latente dans son « inconscient » mathématique tout ce qui pourrait être possiblement imaginé. Toutefois, ces imaginaires ne peuvent voir le jour et prendre du sens qu’à la condition d’une exploration humaine.

Les arts numériques témoignent de cette exploration artistique des technologies. L’artiste Rocio Berenguer, par exemple, collabore depuis 2012 avec Frédéric Béchet et Benoit Fabre, deux chercheurs du Laboratoire d’Informatique et Systèmes de l’Université Aix-Marseille, afin d’expérimenter des modèles de langage (IA conversationnelle, reconnaissance vocale). « Dans mon spectacle Homeostasis, je pilotais toute la régie technique par la voix. Et donc, si le programme ne comprenait pas ma phrase, le spectacle était bloqué. Et c’est ce qui se passait très souvent, mais c’est ce que je recherchais puisque je voulais explorer le malentendu, le bug, l’incompréhension, la difficulté du langage à être efficace parfois. Je voulais mettre en scène le gap entre la machine et l’humain dans ce délire de performativité. La machine est devenue une collaboratrice, une entité avec laquelle je me mettais en jeu mais que je ne pouvais pas vraiment contrôler. Cette idée que l’on construit des IA pour avoir une sorte d’esclave qui réponde à nos ordres mais qui en même temps nous résiste énormément m’amuse beaucoup ».

Il apparaît ainsi qu’attribuer une qualité d’auteur à une IA pourrait être, à la rigueur, une belle idée artistique mais probablement pas une fiction juridique valable. En s’appuyant sur le caractère industriel de l’IA générative, Ryan Merkley, directeur d’Aspen Digital et président de la Fondation Flickr, répond d’ailleurs par l’absurde à cette éventualité : « pour prendre l’exemple de la musique, les systèmes d’intelligence artificielle produiraient toutes les mélodies et tous les accords possibles et y apposeraient leur copyright », ce qui annihilerait toute possibilité de création future et provoquerait tout simplement la fin du copyright. Imparable.

En revanche, dans la suite de la directive de 2019 qui autorise la reproduction et l’extraction d’œuvres aux fins de la fouille de textes et de données, un droit sui generis pourrait voir le jour, « afin de soutenir les entreprises qui investissent dans l’intelligence artificielle, estime Camille Domange, tout en rappelant, qu’il est déjà possible de recourir au droit des affaires, pour protéger une formule mathématique dès lors qu’elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret », ce qui peut intéresser les artistes qui créent leur propre modèle d’IA pour produire leurs œuvres.

L’utilisateur·rice d’une IA générative peut-il·elle être pleinement considéré·e comme auteur·rice de l’œuvre générée ?

Lorsqu’un·e artiste souhaite utiliser comme matériau une image ou une musique produite par l’IA générative, l’œuvre finale pourra-t-elle être protégée par le droit d’auteur ? Si nous partons du principe que l’IA générative est un outil de création, à l’instar de l’appareil photo ou des logiciels de montage, rien n’empêche qu’une « œuvre générée par une IA puisse être protégée par le droit d’auteur, dès lors que l’humain opère des choix dans le processus créatif, en sélectionnant les données d’entraînement et en retravaillant la création proposée par l’IA, et interagit avec la machine pour créer une œuvre nouvelle », estiment les avocates Pauline Debré et Laetitia Niccolazzi.

Effectivement, alors que plusieurs décisions judiciaires ont refusé de reconnaître l’autorat d’œuvres générées par IA, à l’instar de l’U.S. Copyright Office au sujet de la bande dessinée Zarya of the Dawn de Kristina Kashtanova, un tribunal chinois, le Beijing Internet Court, a décidé autrement en novembre 2023, dans le cas d’une photo créée avec une IA générative et reprise sans autorisation pour illustrer un poème. Selon l’avocat Camille Domange, la décision chinoise devrait faire autorité à terme, car  « nous nous posions les mêmes questions sur les créations robotiques ou sur la création assistée par ordinateur, et chaque fois, il a été possible de démontrer une intervention humaine même minime qui donnait à l’œuvre un caractère original. »

Grégory Chatonsky nous invite, cependant, à opérer une distinction entre une esthétique du probable, qui qualifierait la production automatique d’une IA générative ou son utilisation sans intention artistique ; et une esthétique du possible, qui serait le résultat d’une recherche artistique utilisant l’IA générative. Il propose alors une dialectique entre création et exploration, d’un côté des créatifs qui vont remixer des esthétiques du passé, tels des agents d’une industrie de la ressemblance, et de l’autre côté des artistes qui s’intéresseront à ce qui pourrait exister, tels des insatiables explorateurs : « L’acte artistique n’est donc pas ici un acte créateur, mais un acte d’exploration du possible ». La seule rédaction du prompt pourrait même s’apparenter à un acte artistique. C’est notamment la conviction des I.Artists. Derrière ce nouveau terme, quelque peu opportuniste et occultant le fait que l’IA est avant tout un outil, cette communauté développe une pratique avancée du prompt, allant jusqu’à parler de « prompt-art », comme le décrit en détail cet article d’ADN.

L’avocat Camille Domange souligne toutefois que les artistes utilisateur·rices d’IA encourent le risque de ne pas pouvoir exploiter leurs œuvres en raison de conditions d’utilisation restrictives des plateformes d’IA générative, mais aussi ils prennent le risque d’être poursuivis par des ayants droits tiers, dans le cas où l’IA générative aurait été entraînée avec des données protégées par le droit d’auteur ou par une licence de propriété intellectuelle. Il recommande alors de passer par le contrat pour sécuriser les différentes parties prenantes du projet artistique. Dans le cas de BOT°PHONE, une installation interactive de Rocio Berenguer réalisée avec la Bibliothèque de France, la rédaction d’un contrat a ainsi déterminé les droits de chacun et a garanti à l’artiste qu’elle pourra réutiliser le logiciel élaboré dans le cadre de ce projet pour d’autres usages.

Les artistes dont le travail a nourri une IA peuvent-ils·elles être considéré·es comme co-auteur·rices ?

Comment pourrait-on reconnaître la valeur de ce commun de la création humaine, cet « art antérieur », comme le nomme Camille Domange, que l’IA générative permet d’explorer, tel un moteur de recherche de nouvelle génération ? Il faudrait déjà pouvoir garder trace de ces multiples auteurs.
La récente adoption de l’IA ACT instaure bien une obligation de fournir un résumé détaillé des sources utilisées par les IA génératives, mais « il s’agit d’une mesure déclarative sans tiers de confiance et il n’est pas prévu de droit d’audit pour les ayants-droits. On peut donc douter de l’efficacité de ce texte. Les ayants-droits auront sans doute plus de chance de prendre connaissance de l’utilisation de leurs productions à l’occasion de fuites de données, comme cela a été le cas avec Midjourney », ironise-t-il. L’exigence d’une mention « œuvre générée par IA », accompagnée du nom des auteurs ayant servi à créer l’œuvre en question, faisait également partie d’un projet de loi, déposé en 2023 par des députés de l’Assemblée Nationale, mais non retenu.

S’il est impossible de sourcer les auteur·rices, faudrait-il alors taxer les plateformes d’IA générative pour financer la création artistique dans un intérêt réciproque, à l’instar de la taxe sur les services de télévision qui finance largement le CNC et donc la création cinématographique ? Le projet de loi de 2023 préconisait linstauration dune telle taxe qui aurait été reversée aux organismes de gestion collective. Camille Domange estime plutôt qu’à court terme, ce sont les accords commerciaux entre plateformes d’IA générative et représentants des ayants droits qui devraient s’imposer, à l’image des accords entre les éditeurs de presse et les GAFAM, qui pourtant ne semblent toujours pas satisfaire les éditeurs. Les sociétés de gestion collective donneraient ainsi accès à leur « catalogue d’artistes et d’œuvres » en échange d’une rémunération forfaitaire. Mais sur quelles bases la répartition des revenus s’opérerait ?

En tous cas, les législations nouvelles ou en projet, ainsi que les actions judiciaires en cours, devraient contraindre de plus en plus les plateformes d’IA générative à rendre des comptes sur les corpus de données utilisés pour alimenter leurs algorithmes. D’autant que l’IA peut aussi s’avérer être une arme redoutable pour identifier des infractions au code de la propriété intellectuelle et devenir un risque juridique critique pour les utilisateurs des plateformes d’IA générative. En effet, le copyright trolling exploite déjà l’intelligence artificielle pour débusquer des violations du droit d’auteur pour le meilleur et pour le pire : « on l’observe beaucoup sur les photos de presse, des sociétés qui représentent des ayants droits identifient grâce à l’IA des utilisations a priori non autorisées et envoient des mises en demeure automatiques. On ne discute plus avec un humain mais avec une machine. Il n’y a aucune marge de négociation, c’est soit vous acceptez le protocole sans en changer une ligne, soit vous partez en procès. Cela devient un rapport de force purement économique et pour les petits acteurs, il devient plus cher de contester que de payer, même en cas de demande abusive », rapporte Camille Domange. Ainsi, il semble probable qu’on se dirige, de gré ou de force, vers une meilleure qualification des données d’entraînement des IA (ayants droits, conditions d’exploitation, œuvres en creative commons ou issues du domaine public). Dans cette perspective, un ancien de Stability AI a même créé le label « fairly trained » et fournit des certifications aux systèmes d’IA générative formés sur des données « consenties ».

Les litiges actuels autour du droit d’auteur pourraient se réguler par la pratique et une meilleure compréhension et construction des outils d’IA générative. Cependant, quelles que soient les options juridiques choisies pour mieux prendre en compte ce nouvel outil, ce qui se joue ici pourrait bien être la reconnaissance et la valorisation du travail des artistes face à une automatisation de la création qui tend à le rendre invisible et à s’en approprier la valeur. À ce sujet, la fascination actuelle pour des œuvres créées à 100% par une IA devrait nous interroger, car « il n’y a jamais pas d’humain », comme nous le rappelle l’artiste Rocio Berenguer.

Rédaction Chrystèle Bazin

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