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Faut-il repenser la diffusion à l’heure de la XR ?

Article publié le 03/04/2024

  • #EXPERTISE

Temps de lecture : 9min

La face dansée de l’Autre Soie – Photo:  © Lionel Rault

Un article en partenariat avec XR Must, média dédié aux nouvelles narrations audiovisuelles et à la création immersive. Retrouvez l’article en anglais sur leur site internet.

Alors que les univers virtuels prennent une place toujours plus importante dans le domaine de la création, et tandis qu’apparaissent de plus en plus d’œuvres hybrides mêlant spectacle vivant et technologies XR, la question de la diffusion se retrouve au cœur des enjeux contemporains, tant pour la production artistique que pour les lieux qui accueillent, ou souhaitent accueillir, ces formats. Quelles initiatives pour accompagner ces formes émergentes, et à quels modèles les lieux de diffusion doivent-ils s’adapter dans un paysage en constante évolution où tout reste à inventer ? Points de vue et préconisations par celles et ceux qui portent un regard aiguisé et pertinent sur ces (r)évolutions.

Les productions XR (pour extended reality ou « réalité étendue », terme qui englobe réalité virtuelle, réalité augmentée et réalité mixte), offrent des expériences qui transcendent techniquement et – dans une certaine mesure – esthétiquement, les limites de l’offre artistique traditionnelle. Pour créer ces univers immersifs censés offrir de nouvelles sensations et émotions, elles combinent à elles seules plusieurs disciplines artistiques, scientifiques et techniques. Celles-ci comprennent les arts visuels bien sûr, mais aussi sonores, et dans son hybridation avec le spectacle vivant, la chorégraphie, la scénographie, la dramaturgie, le montage et la mise en scène. Ces productions doivent également parfois combiner des éléments de captation cinématographiques, d’UX et de Game Design empruntés au jeu vidéo, de motion capture, de VFX, de programmation informatique et d’innovation techniques parfois home made qui, si elles donnent vie à une nouvelle typologie d’œuvres, présentent souvent de nombreuses difficultés techniques, logistiques (et budgétaires), ou encore plus concrètement, matérielles et humaines, parmi lesquelles la captation du public et l’adaptation des lieux de diffusion ne sont pas des moindres.

Le White Out – Le Clair Obscur

Différentes typologies expérientielles XR

Aujourd’hui, la production XR peut être globalement scindée en deux grandes écoles : la première et la mieux connue est l’expérience individuelle au casque au sein duquel le spectateur est plus ou moins « acteur » de la proposition artistique qui lui est offerte. Parfois plus avec des propositions comprenant de l’interaction entre plusieurs participants et des choix dramaturgiques qui empruntent au Game Design (au format jeux vidéo ou escape game au casque). D’autre fois moins, quand il s’agit d’une expérience contemplative et passive en mode solo (documentaire, VR cinéma ou animation).

L’autre type de proposition, souvent plus artistique et plus originale (et donc plus complexe à produire et à diffuser) s’inscrit dans le cadre d’une convergence entre technologies XR et traditions du spectacle vivant. Une tendance qui s’affirme d’année en année et qui s’est illustrée dernièrement par certaines productions récentes comme No Reality Now de Vincent Dupont et Charles Ayats, L’Errance de Mathieu Pradat, La Germination de Joris Mathieu et Nicolas Boudier, ou Le WhiteOut de Frédéric Deslias (œuvre en création pour 2024) pour n’en citer que quelques-unes.

https://vimeo.com/825927133

Pour autant, les créations XR, qu’elles intègrent d’autres disciplines artistiques ou qu’elles soient comprises dans leur forme « pure » d’expérience individuelle au casque, rencontrent des problèmes de diffusion qui limitent leur adoption par le public et leur intégration dans d’autres domaines. En bref, même si des solutions voient le jour, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre de ces catégories, aucun des deux n’a pour l’instant réellement trouvé son modèle de diffusion.

Production, diffusion et médiation

Pour Marie Point, directrice de production chez Dark Euphoria (également inscrite au sein du projet Scènes Augmentées, lauréat de l’AAP « expérience augmentées du spectacle vivant » – France 2030), il est évident que « Les charges liées à la diffusion ne doivent pas dépasser les recettes des cessions envisagées et, dans un domaine émergent comme le nôtre, les coûts de diffusion doivent rester à l’échelle du marché, ce qui n’est pas toujours simple lorsqu’on connaît l’économie du spectacle vivant ». Aujourd’hui, que ce soit dans le cadre d’une production VR classique ou d’un spectacle hybride faisant appel à des technologies XR, les équipements nécessaires pour expérimenter ces formes, comme les casques VR de haute qualité, mais aussi l’embauche (obligatoire sur certains spectacles) de codeurs créatifs et l’apparition sur les plateaux de théâtre et de danse, de régisseurs réseaux (pour ne citer que quelques-uns de ces nouveaux métiers), peuvent être coûteux, et limiter l’accès à ces technologies pour de nombreux artistes et compagnies. D’où la nécessité d’être soigneusement accompagné en production. Marie Point : « Sur les projets hybrides, il est nécessaire que la diffusion soit pensée en amont, et la question de l’exploitation est essentielle. On doit se demander : « de quelle jauge parle-t-on ? », « Quels sont les typologies de lieux de diffusion envisagés ? ». Pour Natacha Paquignon, de la Cie Corps au Bord, créatrice avec Maxime Touroute d’œuvres chorégraphiques en réalité augmentée : « la RA est une technologie intéressante qui offre un regard différent sur notre relation à l’espace. Elle ouvre une porte vers une dimension invisible. Pour autant, explique-t-elle, la prise en main n’est pas évidente, pour les lieux qui nous accueillent – comme pour le public. De là, naît l’importance de la médiation », souligne-t-elle. « Une question qui doit être pensée en amont, car les spectacles hybrides s’adressent souvent à des gens qui ne connaissent pas le vocabulaire et les techniques qui permettent de s’emparer de ces créations. »

Lieux Miroir – Crédit photo : Pascal Dacasa

Standardiser pour faciliter

Sur le papier, on comprend que l’intégration de la XR dans les productions de spectacle vivant permettrait censément de repousser les frontières de la créativité artistique. Les artistes peuvent exploiter ces technologies pour raconter des histoires de manière différente de leurs prédécesseurs, suscitant ainsi un nouvel engagement émotionnel et intellectuel du public. Mais pour que ces œuvres soient bien accueillies (parfois dans des lieux qui ne sont pas prévus pour le faire), ne faudrait-il pas standardiser ? Ou au moins atteindre une certaine autonomie technique, ce qui, dans un monde en but constant aux mises à jour de toutes sortes, devient vite compliqué. Un constat fait par Nicolas Rosette, à l’origine d’Onboarding Pass, dispositif d’accompagnement à destination des productions hybrides et volet du projet Scènes Augmentées, lauréat de l’AAP « expérience augmentées du spectacle vivant » – France 20301 : « Avec OnboardingPass, on prend un projet artistique avant sa production pour aborder la dramaturgie, mais aussi les questions de matériel dédié. Dans les productions hybrides il faut penser « sur mesure » et customisation, jusque parfois dans le hardware qui doit être optimisé pour les besoins d’un spectacle », explique l’intéressé. « Imaginons un scénario fantasmatique, poursuit-il : une société crée un casque VR qui ne va pas tomber dans l’obsolescence dans les années qui viennent, c’est déjà un défi, et bien même si le matériel appartient à un lieu de diffusion, ces casques doivent avoir été reformatés (ce qui implique une perte de garantie) pour que les artistes puissent y mettre ce qu’ils veulent. Il s’agit de matériel produit industriellement pour de la diffusion basique, pas de la création, et les artistes ont besoin de configurer ces casques, de les adapter à leur création ».

Mutualiser les outils, pérenniser les œuvres

Au sein de cette complexité mêlant enjeux de production, diffusion, médiation et captation du grand public se trouve également la question de la mutualisation des outils de production et la formation des équipes accueillantes. Natacha Paquignon : « Avec Maxime Touroute, nous essayons de penser une suite d’outils qui pourrait être mutualisée avec d’autres acteur·rices du secteur culturel, des compagnies, des lieux d’art numérique, des musées. L’idée étant de leur proposer une solution avec laquelle ils peuvent expérimenter, créer et diffuser des œuvres ou des formes de médiation en RA. Un musée, par exemple, pourrait faire évoluer des parcours de médiation en RA en permanence, ou commander une œuvre en réalité augmentée sans avoir à créer l’outil. Ça implique un mode de diffusion sous forme d’abonnement, ou de licence (avec une mise à jour en permanence). Contractuellement il y a un enjeu, ce n’est pas habituel de penser la diffusion sous forme d’abonnement mensuel plutôt que sous forme d’achat unique. » Autre innovation proposée par le duo Paquignon-Touroute, la pérennisation d’œuvres en réalité augmentée, achetées sur le long terme par un lieu. Natacha Paquignon : « Le CCO La Rayonne à Villeurbanne (69) est un lieu culturel inclusif où les habitants et l’espace se transforment mutuellement. Nous leur avons proposé la diffusion d’un parcours dansé partagé en RA avec des danses spécifiquement créées par – et pour – les gens qui vivent dans ces lieux et qui s’intègrent dans le paysage. Les lieux comportent des danses invisibles à l’œil nu mais les danseurs sont là (en RA). C’est une nouveauté : en général on achète un spectacle mais les œuvres pérennes dans la durée sont encore rares. »

Privilégier l’autonomie

La question des barrières technologiques est présente à tous les niveaux de la création et de la diffusion d’œuvres XR, ou intégrant ces techniques. Les exigences en matière de matériel et de logiciel sont déjà prohibitives pour certaines créations, mais la question de l’autonomie est encore plus importante, dans un domaine où porter une œuvre hybride dans un lieu qui n’est pas forcément dédié à l’accueillir peut également s’avérer un problème. Pour Marie Point : L’autonomie est une donnée stratégique dans ce type de création. Il faut que le projet ne soit pas enfermé, ou bloqué par la solution technologique. En parallèle de notre activité de producteurs, Dark Euphoria travaille au développement de solutions et dispositifs technologiques innovants pour le secteur. Pour cela, nous partons des idées des artistes. Il est important de leur laisser l’opportunité d’imaginer leurs propres solutions tout en prenant en compte le fait que nous avons besoin de créer des solutions solides sécurisées. » Un argument que rejoint Nicolas Rosette pour qui « Les spectacles ont besoin d’être autonomes sur leur modèle. Chaque production doit avoir son matériel propre. C’est aussi là toute la complexité de ce type de création. Il ne s’agit pas juste de trouver du financement pour du décor. Il faut prendre en compte les besoins de compétences informatiques et la question de location de matériel. Pour des questions de maîtrise, toute acquisition doit être faite par l’équipe de production. Cela demande du temps de configuration pour un spectacle ».

Initiatives pour repenser la diffusion

Piloté par Dark Euphoria, avec le Grenier à Sel, la Villa Créative, l’Université d’Avignon et la French Tech Grande Provence, l’évènement Spectacle Vivant, Scène Numérique, qui se tiendra les 5 & 6 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon, porte un regard aiguisé sur ces problématiques et ces enjeux. Pour sa 4ème édition, ce temps de réflexion abordera les questions d’intégration des outils numériques dans le spectacle vivant, l’émergence de nouveaux formats immersifs, la manière dont les acteurs des arts hybrides en environnement numérique vivent ces mutations, ces complexités et les enjeux attenants. « Le spectacle est un secteur où la diffusion n’est pas simple (s’y retrouve la production de décors, de scénographies, la question de la jauge, etc.) et parfois éloigné des technologies émergentes, mais qui sait souvent les utiliser de façon innovante et inattendue, explique Marie Point. Et cela rejoint les besoins des artistes qui, eux aussi, ont envie de revisiter les formes de diffusion traditionnelle. Les journées SVSN sont destinées à faire émerger des idées, des préconisations et des scénarios pour faciliter l’accueil de ce type de productions. », complète-t-elle. Du côté de la réalité virtuelle, des initiatives apparaissent également pour diffuser plus largement l’expérience VR dans les foyers. C’est le cas du dispositif PHI VR TO GO du Centre Phi à Montréal. En offrant la possibilité de louer un casque préchargé de films, PHI VR TO GO fait entrer la VR dans la vie quotidienne au même titre qu’internet ou la télévision. Elle permet aussi de conquérir de nouveaux publics avec une programmation regroupée sous différents thèmes (aventures, nature, documentaire) et pensée sur le modèle des plateformes de diffusion VOD. Un modèle qui sert d’exemple et initie une réflexion d’ensemble sur la problématique de la diffusion et de l’adoption de la VR par le public.

En ouvrant leurs portes à ces nouvelles formes d’expression, les espaces de diffusion peuvent enrichir leur programmation et attirer un public plus diversifié à la recherche de nouvelles expériences. Il est clair que l’évolution des espaces de diffusion pour accueillir les productions XR est une démarche essentielle pour favoriser l’innovation artistique, enrichir l’expérience du public et maintenir la pertinence culturelle dans un monde en constante mutation. Pointe également la nécessité d’élaborer des modèles soutenables et mutualisables, de repenser les anciens schémas et d’élaborer des standards tout en communiquant sur ces médias, qui, s’ils sont loin d’être « nouveaux » sont encore méconnus (pour beaucoup) des professionnel·les et du grand public.

Rédaction Maxence Grugier


1- Le consortium Scènes Augmentées est composé de : le Lieu Unique, le TNG, Dark Euphoria et la Cie J’y pense souvent (Vincent Dupont)

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