Article publié le 10/04/2024
Temps de lecture : 8min
Cet article est une republication. Celui d’origine est publié sur l’Observatoire des Politiques Culturelles, partenaire d’HACNUMedia.
À quelles mutations doivent faire face les arts visuels, musées et arts appliqués, mais aussi l’ingénierie culturelle ? Et quelles sont les conséquences sur les métiers et besoins en formation ? C’est à ces questions que répond le diagnostic Culture et création en mutations (2CM) coordonné par Lucie Marinier, professeure au Cnam. Transitions écologiques, numérique, évolution des lieux de culture et droits culturels sont étudiés à la loupe. Il en ressort 180 pistes pour servir de boussole au plan France 2030.
Entretien avec Lucie Marinier, professeure titulaire de la chaire d’ingénierie de la culture et de la création, Conservatoire national des arts et métiers. Propos recueillis par Lisa Pignot, rédactrice en chef de l’Observatoire, responsable des publications.
Pouvez-vous resituer cette étude dans le contexte plus large du plan « France 2030 » ?
France 2030 est un plan global de soutien dont l’objectif est d’accélérer la transformation d’un certain nombre de secteurs professionnels identifiés pour leur rôle clé d’un point de vue économique et d’innovation, notamment s’agissant des mobilités durables ou de la décarbonation de l’industrie.
Dans ce cadre, le Programme d’investissement d’avenir englobe le dispositif Compétences et métiers d’avenir qui vise, à travers des diagnostics d’une part et des projets de formation d’autre part, à comprendre la transformation des métiers et écosystèmes, les besoins en nouvelles compétences que cela implique et à proposer des modalités de formation qui permettent d’y répondre.
Parmi les priorités, l’attractivité des industries culturelles et créatives (ICC) françaises a été retenue afin de « placer la France en tête de la production des contenus culturels et créatifs ». Une « stratégie d’accélération des industries culturelles et créatives » a ainsi été établie, sur laquelle s’appuient les diagnostics relatifs à notre champ professionnel, dont Culture et création en mutations. Il est important de comprendre que le terme ICC concerne, pour le Secrétariat général pour l’investissement, l’ensemble des champs de l’art, de la culture, du patrimoine et de la création. Il ne s’agit donc pas des ICC au sens strict (cinéma, musique enregistrée, chaîne du livre). J’apporte cette précision parce que ce n’est pas forcément évident pour de nombreux acteurs, en particulier quand ils produisent, diffusent, conservent des œuvres d’art uniques dans un cadre public, comme c’est le cas pour une bonne partie des champs que nous étudions ici, à savoir les musées, les arts visuels, les arts appliqués (design, métiers d’art) et l’ingénierie culturelle en lien avec les enjeux de territoires.
Outre leur rôle clé sur un plan économique et d’innovation, ces secteurs ont-ils été choisis au regard d’autres particularités ?
Nous avons choisi de nous pencher sur ces secteurs en particulier pour trois raisons. La première est qu’ils sont peu, ou imparfaitement, étudiés pour ce qui est de leurs compétences de métiers et de formation, comparativement au spectacle vivant ou aux ICC1 au sens strict. Nous avons d’ailleurs cherché à en analyser les raisons. La multitude de statuts (une part des établissements relevant de l’État et l’autre des collectivités locales pour les musées publics notamment), l’absence de branche professionnelle et d’OPCO2 unique sont autant de freins à des études sectorielles exhaustives sur l’ensemble des structures et professions. Ce sont aussi des populations qui recourent beaucoup moins que d’autres dans le secteur culturel à la formation continue. Enfin, ils rencontrent des problématiques communes en matière d’emploi et de formation et, surtout, il semble qu’ils interagissent de plus en plus ensemble, entre autres dans le cadre des métiers de l’exposition ou encore de l’urbanisme culturel.
À quelles mutations sont confrontés ces secteurs professionnels ?
Notre étude examine quatre mutations. La première repose sur la transition écologique et concerne aussi bien les contenus artistiques, l’éco-responsabilité de la production que la responsabilité du champ de la culture dans la visibilité des enjeux environnementaux. Ensuite, nous nous sommes intéressés aux mutations induites par le numérique et l’innovation, qui touchent là aussi autant à la production artistique qu’à sa diffusion, aux contenus qu’aux pratiques culturelles. Troisième mutation : les nouvelles problématiques posées à la création et à l’ingénierie culturelle par les objectifs de diversité, de droits culturels et de participation. Et enfin, les mutations en cours des lieux et espaces de culture (qui découlent en partie des trois premières). Notre politique culturelle est quasi exclusivement assise sur la notion de lieux – nous sommes d’ailleurs incontestablement l’un des pays au monde le mieux doté et qui attache le plus d’importance à ses lieux de culture, souvent labellisés –, mais ce modèle est aujourd’hui interrogé dans plusieurs de ses dimensions : investissement de l’espace public, nouvelles missions des institutions culturelles, tiers-lieux, usages éphémères ou encore rapport entre diffusion en ligne/en présentiel ou coûts en énergie.
Ces quatre mutations sont liées puisqu’elles sont cumulatives et inter-agissantes. Elles ont des conséquences communes (que l’on retrouve dans les discours et les projets) sur les organisations, leurs missions, mais aussi le rôle des différents acteurs, leur position socio-économique, leurs besoins en compétences nouvelles. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’étudier ensemble les métiers des ingénieur·es culturel·les (directeur·ices, producteur·ices, administrateur·ices, technicien·nes, DAC, consultant·es, scénographes…) et des artistes et créateur·ices.
L’étude révèle que les professionnel·les interrogé·es se trouvent souvent dans des injonctions contradictoires qui ne leur permettent pas de s’adapter aux mutations en cours. De quelle nature sont-elles ?
Le secteur culturel a toujours été soumis à des injonctions contradictoires, ne serait-ce qu’en lien avec son coût. Mais de nouvelles contradictions apparaissent : comment baisser l’impact écologique quand les indicateurs de réussite restent le nombre d’artistes et d’expositions diffusés et le nombre de visiteurs ? Comment garantir la liberté artistique et de programmation et les concilier avec la participation des publics ? Comment développer les contenus en ligne et privilégier la venue au musée ? Or, pour prendre en compte ces nouveaux paradigmes, il apparaît essentiel de créer, produire, diffuser, transmettre de manière davantage circulaire : permettre la participation des publics en amont du processus de programmation, penser l’impact écologique de la production dès la création, intégrer les équipes techniques et numériques dès la conception. Tout cela nécessite de nouveaux modes d’organisation, l’intervention de tous les acteurs à différentes étapes et qu’ils soient légitimes pour le faire. Cela implique de repenser profondément les modes de coopération entre les acteurs : concrètement, on ne peut pas considérer qu’un scénographe est un simple prestataire quand il doit participer à la solution de l’éco-conception, que les professionnels de la médiation ou les relais de la population n’interviennent qu’une fois le projet terminé (prêt à la diffusion), et que l’artiste ne participe pas au modèle économique de production, etc.
La grande pluridisciplinarité ou hybridité des projets et des équipes qui prédomine aujourd’hui dans la culture, appelle-t-elle à repenser des politiques culturelles plus intersectorielles ?
Oui évidemment, d’autant que cela peut induire des frontières plus poreuses entre, par exemple, la création ou l’exposition d’une œuvre unique (dans le contexte classique du musée ou des arts visuels) et le développement de projets à « valeur d’usage » (qui relève davantage de la culture, par exemple du design). Mais, en réalité, il s’agit surtout de reconnaître ce qui existe déjà depuis très longtemps, en particulier du côté des artistes qui exercent souvent, pour des raisons économiques notamment, plusieurs métiers au sein de la chaîne de valeur de la culture. En ce qui concerne les politiques culturelles, nationales mais aussi territoriales, un autre enjeu est apparu de manière assez forte pendant l’étude : il semble qu’il y ait moins de consensus depuis quelques années sur la légitimité à promouvoir et financer des politiques culturelles autonomes des autres politiques et enjeux d’intérêt général (éducation, urbanisme, attractivité). Cela ne veut pas forcément dire une baisse des budgets globaux consacrés à la culture qui, comme le montre le Baromètre sur les choix et dépenses des collectivités, sont plutôt stables (avec, toutefois, des acteurs qui ont moins de marge du fait de l’augmentation des coûts). Le développement des modes de soutien, sous la forme d’appel à projets, préoccupe particulièrement les acteurs culturels, même si cela favorise peut-être les liens entre la politique culturelle et d’autres projets. Là aussi des compétences nouvelles sont nécessaires pour y répondre.
Justement, concernant l’acquisition de ces nouvelles compétences, quels besoins en formation avez-vous identifiés ?
Nous avons d’abord constaté que les acteurs se forment déjà depuis un certain temps sur l’ensemble des questions soulevées par ces mutations, de manière plutôt autonome ou informelle – via leurs réseaux, qui sont très développés dans les métiers culturels – sans forcément trouver de contenus, de cadre ou de financement de formation permettant de dépasser la simple sensibilisation pour acquérir des compétences à la fois mobilisables et reconnues. Outre les sujets des mutations, la formation aux conduites du changement, en particulier pour les cadres dirigeants et décideurs de la culture (directeur·ices, DAC, administrateur·ices, directeur·ices techniques, élu·es), semble manquer.
On constate que ces métiers de l’encadrement et de l’ingénierie culturelle sont « sous pression » du fait des enjeux évoqués. D’autre part – ce qui est peut-être lié – leur attractivité baisse. Il faut donc développer la formation de ces dirigeants de la culture en tenant compte des transitions en cours. Le besoin de former ensemble ces professionnels – ceux qui relèvent de la direction/programmation/création avec ceux qui sont du côté de la gestion/production/diffusion/médiation, les DAC et les responsables de lieux, voire les élus – et non plus de manière séparée, ressort dans le diagnostic. Il s’agit justement de revoir les modes de construction des projets, de construire de nouvelles coopérations mais aussi de nouveaux objectifs et indicateurs. Il est également nécessaire d’identifier des moments de la carrière qui nécessitent des soutiens en formation particuliers et adaptés : sortie des écoles pour l’insertion professionnelle, milieu de carrière pour la « découvrabilité » des contenus, prise de direction… Par ailleurs, la diversification de la population des cadres de la culture reste un impensé et les nouvelles modalités de formation doivent permettre l’arrivée et la légitimation de nouveaux profils. Enfin, il y a la question du temps. Se former en demande beaucoup. Il faut permettre, grâce aux modalités pédagogiques, de disposer à la fois de contenus asynchrones facilement accessibles, de temps de cours, d’ateliers entre pairs, de formation/accompagnement en équipe entière, etc. C’est aussi le monde de la formation qui doit évoluer. Il faut également aider à construire la dissémination et les modèles économiques des formations, anticiper et encourager le développement d’un cadre réglementaire (sur certains sujets comme l’éco-responsabilité ou la responsabilité numérique) qui impliquerait de la formation.
De nombreuses préconisations ressortent de ce diagnostic. Quels sont les prochains pas ?
Les 180 préconisations du rapport répondent à l’ambition des diagnostics du Programme d’investissement d’avenir : elles sont en open source (qu’il s’agisse des préconisations générales ou par secteur) et il est intéressant que les acteurs puissent s’en emparer. Pour notre part, avec une douzaine de partenaires3, nous souhaitons, à travers le dépôt d’un projet dans le cadre du PIA compétences et métiers d’avenir volet formation, nous concentrer sur quatre axes : la connaissance des métiers et des besoins en compétences par la donnée et la recherche, l’intégration des mutations étudiées dans des formations axées sur les compétences mobilisables, le développement de la diversité, la mobilité des professionnel·les et le renforcement de la professionnalisation.
Pour ce faire, nous allons porter quelques projets spécifiques : d’abord un cadre d’observation pour poursuivre l’étude des métiers. Ensuite la création, au Cnam, d’une école de la culture et de la création qui offrira un cadre souple pour porter les projets de recherche et de formation sur l’ingénierie de la culture mais aussi le design, la diffusion de la culture scientifique et technique ou les métiers de l’image et du jeu vidéo. S’agissant des formations, nous envisageons pour les dirigeants de la culture des modules aux conduites du changement, un certificat de spécialisation sur les enjeux de l’exposition, une cocertification et de la formation de formateurs sur les transitions socio-écologiques, des microcertifications sur les enjeux numériques, des formations/accompagnements à la sortie d’écoles d’art et arts appliqués en vue de l’insertion économique et en milieu de carrière des artistes et créateurs ou encore une formation sur l’urbanisme culturel, l’ingénierie et l’innovation en lien avec les enjeux artistiques.
Ce diagnostic, publié en 2023, s’inscrit dans le Plan d’Investissement d’Avenir – Compétences et métiers d’avenir de France 2030. Il est porté par HESAM université et réunit en consortium le Cnam, l’AFDAS, le Campus des métiers d’art de la mode et du design, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les Augures et le Centquatre.
1- Par ailleurs, d’autres diagnostics ont été menés sur la même période dans le cadre du PIA, notamment sur les secteurs du spectacle vivant ou des jeux vidéo. Voir également l’étude Cunuco Lab « Accompagner la création à l’ère numérique » : http://www.tmnlab.com/diagnostic-competences-metiers-davenir/
2- Les opérateurs de compétences ont pour missions de financer l’apprentissage, d’aider les branches à construire les certifications professionnelles (notamment au moyen d’études et d’observations) et d’accompagner les entreprises pour définir leurs besoins en formation.
3- AFDAS, Campus de la mode, du design et des métiers d’art, Sorbonne nouvelle, le Centquatre-Paris, l’Institut national du patrimoine, l’Observatoire des politiques culturelles et plusieurs réseaux professionnels.
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