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Quel est l’impact environnemental d’une œuvre numérique ?

Article publié le 23/01/2024

  • #RETEX

Temps de lecture : 6min

®Chevalvert
© Bastien Petillard

Analyser le cycle de vie et l’impact d’une œuvre numérique, tel est l’objet de l’étude réalisée par Le Labo Arts & Techs de Stereolux et le studio Chevalvert. L’analyse a quantifié différents types d’impacts : la contribution de l’installation au changement climatique mais également l’émission de particules fines ou encore la consommation de ressources abiotiques (eau, minerais…). Elle tient compte de la fabrication de l’œuvre (analyse des composants et de leur provenance) mais aussi de son fonctionnement (consommation électrique) et de ses différents déplacements dans des festivals et événements (transport, montage, démontage, public…). Une initiative unique en son genre dans le secteur des arts numériques.

L’installation Far away, qui a fait l’objet de l’étude (fin 2022), est composée de 12 totems lumineux et cinétiques, appelés « Sentinelles », réagissant à la présence de spectateurs. Elle a été conçue pour être exposée en extérieur, sur une place, dans un parc, etc., ce qui implique l’utilisation de composants résistant à l’humidité. Chaque totem comporte des éléments électroniques (haut-parleurs, LEDs, cartes électroniques, capteurs, etc.), mécaniques, électriques et structurels.

© Pierre Gondard

Le temps de réalisation de l’étude se compte en centaines d’heures en raison de la complexité de la collecte de données et du manque de pratique du secteur. « Pourtant, nous documentons précisément nos productions, donc nous avons pu fournir beaucoup de données à Martin Lambert, l’auteur de l’étude. Cependant, nous ne nous attendions pas à ce qu’il nous demande d’aller jusqu’à documenter les vis utilisées pour la structure. Il nous manquait aussi une partie des données sur le nombre de spectateurs ayant eu accès à l’installation », explique Stéphane Buellet co-fondateur du studio Chevalvert et porteur de cette étude au sein de la structure. 

13 000 kilomètres en voiture, far away from home…

Le résultat de l’étude souligne, à l’instar des études sur l’impact du numérique, le poids environnemental de la fabrication des composants, notamment électroniques. « J’ai été étonné par l’impact que pouvait avoir de toutes petites pièces. Les composants électroniques ne représentent qu’environ 1,5 % de la masse totale de l’œuvre, mais contribuent à hauteur de 18 à 65 % de l’impact environnemental, ce qui est considérable », déclare-t-il. L’intégralité ou presque de ces composants sont fabriqués en Chine, ce qui alourdit fortement leur impact (transport, mix énergétique…), « même les composants vendus comme étant européens, sont, certes, assemblés en Europe, mais les pièces restent issues de Chine. Il n’y a donc pour le moment pas de solution d’approvisionnement plus sobre écologiquement parlant à ma connaissance  », regrette-t-il.

© Chevalvert

La seconde empreinte en termes d’importance provient du transport de l’œuvre et de son exposition. La contribution de l’œuvre au réchauffement climatique, n’est pas négligeable. Elle est estimée à environ 3 tonnes de CO2 au cours de son cycle de vie — soit l’équivalent d’environ 13 000 kilomètres en voiture. « L’empreinte de Far Away peut paraître importante, mais elle reste totalement marginale au regard d’autres secteurs et d’autres types de productions. L’intérêt de l’étude est de contribuer à créer des ordres de grandeurs pour le secteur et à orienter les stratégies de production afin de réduire les impacts », nuance Stéphane Buellet.

Ainsi, il serait utile d’avoir des repères situés en termes d’impact environnemental afin de se comparer à d’autres usages similaires ou sur un territoire donné, etc. Il serait aussi important de pouvoir simuler l’impact en fonction des choix de production : tel composant plutôt que tel autre, etc. Beaucoup d’outils existent aujourd’hui pour mesurer les différents impacts mais leurs coûts restent prohibitifs et ne sont pas forcément adaptés au secteur artistique et culturel, d’après les observations de Stéphane Buellet. Ces outils devraient, cela dit, se démocratiser et faciliter la collecte de données, « mais il faut aussi avoir conscience qu’il est impossible de tout quantifier », ajoute-t-il. 

Réduire, recycler et raisonner : les trois bonnes résolutions du studio

Suite aux résultats de l’étude, le studio Chevalvert a décidé de modifier sa stratégie de production. En premier lieu, il s’agit de réduire le volume des installations, « une fois démonté, on doit pouvoir tout rentrer dans le coffre d’une Twingo — enfin, c’est une image — le principe est de réduire le poids, de choisir des matériaux que l’on peut transporter facilement ou qui se trouve sur-place, etc. ». 

La seconde résolution concerne l’écriture de nouveaux projets, « nous allons essayer de capitaliser sur les œuvres existantes, faire avec ce que nous avons sous la main, détourner ce que nous avons déjà produit ou en faire une nouvelle version. On réfléchit, par exemple, à créer une œuvre à partir de deux œuvres précédentes (Stratum et Rythmus) ». Recycler des œuvres existantes serait une petite révolution dans le milieu de l’art, tant les œuvres sont sacralisées que ce soit dans une logique économique sur le marché de l’art ou dans un souci de préservation du patrimoine. Pourtant, le nombre considérable d’œuvres qui s’entassent dans les sous-sols ou les containers, sans parler des œuvres numériques dont la technologie devient rapidement obsolète, pose effectivement question. Stéphane Buellet estime que dans certains cas la documentation de l’œuvre (vidéo, texte explicatif, fiche de fabrication, etc.) suffirait à sa préservation. 

La dernière résolution du studio n’est pas des moindres pour les praticiens d’art numérique, il s’agit de raisonner l’usage des technologies : « Nous ne voulons pas renoncer à explorer les nouvelles technologies, mais questionner le sens de leur présence. Par exemple, nous travaillons beaucoup sur l’interactivité. Or, une des expériences les plus marquantes que j’ai vécue a été une performance de Matthias Poisson, promenades floues, qui ne comporte aucune technologie. Il s’agit de se promener avec des lunettes qui rendent la vision floue avec l’aide d’un guide. Le problème c’est qu’il existe tacitement une injonction à « faire numérique », voire à être technologiquement innovant, dans le milieu des arts numériques et hybrides, en incluant par exemple de l’IA, de la VR ou des NFT, alors que leur empreinte environnementale est énorme. »

© Chevalvert

Faire d’une contrainte, une source d’inventivité

Selon Stéphane Buellet, la contrainte écologique peut être une source d’inspiration et un moteur vers d’autres pratiques toutes aussi stimulantes. Il livre ici quelques pistes. 

Déplacer ou fabriquer sur place ? « Nous avons eu la possibilité de montrer Stratum au Japon. Il y avait beaucoup de contraintes, il fallait notamment désinsectiser les caisses de transport de l’œuvre. L’institut Français, qui nous accompagnait sur cette tournée, nous a, alors, demandé si nous voulions déplacer l’œuvre ou la refabriquer sur place », raconte-t-il. Ils ont finalement déplacé l’œuvre, mais la question lui a paru pertinente, et même cohérente avec les possibilités numériques de la fabrication locale en lien avec l’impression 3D. La question se pose pour l’œuvre mais aussi pour les artistes, « il y a des œuvres où la présence de l’artiste est essentielle, mais ce n’est pas toujours le cas ».

Préserver ou recycler ? Comme dit précédemment, Stéphane Buellet estime que nous pourrions beaucoup plus recycler et faire évoluer les productions existantes. En dehors de la récupération et du DIY, il espère également la création d’une réserve des arts (comme il existe déjà) mais dédiée au matériel numérique, c’est-à-dire un marché du réemploi spécialisé sur les composants électroniques adapté au secteur artistique. Cependant, la diversité des modèles et des références, et les problèmes de compatibilité nécessiteraient l’intervention de conseillers en réemploi, afin d’accompagner les porteurs de projets dans leur choix de matériaux et de composants et dans leur assemblage.

Solution sur mesure ou mutualisation ? Dans le cadre de l’installation Éloge de l’air, le studio Chevalvert avait imaginé une autosuffisance énergétique à partir du mouvement du public sur de grandes balançoires et à partir de panneaux solaires, mais le coût s’est avéré trop élevé et le poids environnemental des composants n’était, en outre, pas pertinent au regard de l’utilisation sur une seule installation. Lors de la production d’une œuvre, fabriquer un dispositif sur mesure est nécessaire lorsqu’il fait lui-même partie intégrante de la dimension artistique, dans les autres cas de nombreuses solutions pourraient être mutualisées et adaptées aux installations artistiques. Les régies culturelles pourraient peut-être répondre à ce besoin, en investissant dans des solutions qui favorisent l’éco-fonctionnement des propositions culturelles… En outre, des acteurs privés se positionnent sur le secteur culturel, à l’instar de PikiP Solar Speakers, qui propose des systèmes de sonorisation basse consommation branchés sur des générateurs à énergie solaire. Le festival Hip Hop Non Stop ou le festival Le Bon Air, à Marseille, ont, par exemple, recours à cette solution.

© Pierre Gondard

Éco-conception, éco-fonctionnement, la transition écologique du secteur est-elle une utopie ?

Pour son étude, Martin Lambert a sollicité trois autres artistes, qui ont tous refusé de mener l’expérience, déplore Stéphane Buellet, « il y a dans notre secteur un double discours. Beaucoup d’artistes évoquent  le sujet de l’écologie mais peu s’y confrontent dans leurs pratiques en termes d’éco-conception. Il est, en fait, difficile de sortir d’un certain confort, comme celui d’acheter en un clic. Il y aussi la dimension économique et puis, on peut vite se décourager face à l’immensité des enjeux ». Difficile, en outre, pour le secteur des arts numériques et hybrides de sortir de son attrait pour les technologies et leur puissance. Toutefois, Stéphane Buellet reste optimiste : « Je suis un fervent défenseur du colibri et je crois beaucoup aux expérimentations pilotes, à la création de modèles inspirants. Avec cette étude, j’espère ainsi faire ma part et inciter d’autres structures à se jeter à l’eau. »

Rédaction Chrystèle Bazin

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