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Obvious Research, illustration d’un projet art-science autour de l’IA 

Article publié le 03/04/2024

  • #RETEX

Temps de lecture : 5min

La puissance de calcul des machines permet désormais de traiter des quantités gigantesques de données. Sans doute les prémices d’une révolution copernicienne dont personne ne mesure encore toutes les implications. L’IA rebat les cartes de la création artistique et de la recherche scientifique. Et de ce fait, les questionnements et les espoirs qu’elle suscite sont au cœur des rapports art-science. Comment ces collaborations se structurent et comment font-elles avancer la recherche autour de l’IA ? Exemple concret avec Obvious Research, fruit d’une collaboration entamée entre le collectif Obvious, Sorbonne-Université et le 104-Paris/Biennale Némo.

Une enquête récente menée par le réseau TRAS (*) montre que toutes les disciplines universitaires englobent des projets Arts / Sciences. Les sciences dures (physique quantique, robotique, astronomie, informatique…), mais aussi les sciences humaines et sociales (philosophie, histoire, anthropologie, géopolitique…). Signe des temps nouveaux, le changement climatique, la biodiversité, le transhumanisme et… l’Intelligence Artificielle figurent parmi les champs d’études les plus investis par les artistes.

Nouveau programme de résidences Sorbonne-Université 

La rencontre entre artistes et scientifiques se fait souvent par le biais d’une résidence autour d’un projet créatif qui met en œuvre, au propre comme au figuré, des éléments scientifiques et techniques. La technologie peut faire partie du processus de création, en être le principe, ou bien la création elle-même lorsqu’elle est exposée et transfigurée au travers d’une installation, d’un dispositif ou d’une performance. Acquis depuis des décennies, ce modèle de résidence est parfois jugé trop court par les principaux concernés. 

Le nouveau programme de résidences de Sorbonne Université est à contre-courant du format habituel pour ce type d’accueil. Lancé en 2022, il intègre la nécessité d’un temps long pour mener à bien cet échange entre artistes et scientifiques. Ouvert à des projets d’arts numériques, ces résidences se déploient sur trois ans. Chaque année est structurée en trois temps : une phase d’imprégnation qui permet d’approcher différents laboratoires, une phase de création, puis une phase de restitution (exposition, performance, atelier). L’objectif étant – selon le site de Sorbonne Université – d’accroître les liens entre recherche et création, d’expérimenter de nouvelles pratiques de recherche et de médiation, de favoriser les synergies entre les différents pôles et organismes pluridisciplinaires regroupés au sein de l’Alliance Sorbonne Université.

Objectif : mettre la science en culture

Suite à un premier appel à candidatures, c’est l’artiste Kaspar Ravel qui bénéficie actuellement de ce programme de résidence. Cet « hacktiviste » s’amuse à détourner les nouvelles technologies au service de l’art et développe un projet construit autour des rapports entre les sciences, les outils technologiques et les matériaux utilisés par les chercheur·euses dans différentes disciplines. Si cette synergie entre scientifiques et artistes est fructueuse, la dichotomie entre science et art reste parfois encore forte. Mais la frontière entre ces deux manières d’appréhender le monde tend à s’estomper, à devenir poreuse, lorsque les artistes sont eux-mêmes chercheurs ou qu’un collectif artistique compte en son sein des scientifiques. 

C’est le cas d’Obvious qui réunit Gauthier Vernier et Pierre Fautrel, artistes atypiques venus du monde de l’économie et du commerce, ainsi que Hugo Caselles-Dupré, ingénieur-chercheur en Intelligence Artificielle. Ce trio s’est distingué par une œuvre conçue à partir d’un algorithme génératif (Generative Adversarial Network) qui a traité et analysé un ensemble de 15 000 portraits peints entre le XIVe et le XXe siècle. Il en a résulté une première série de portraits fictifs, sur le modèle de ceux longtemps prisés par la bourgeoisie. Dans un deuxième temps, après avoir été soumis à d’autres paramètres et tests de discrimination, il est sorti une pièce unique : le Portrait d’Edmond de Belamy. Ce tableau dans les tons marron-ocre, aux contours flous, presque inachevés, a fait l’objet d’une impression sur toile. La signature est une formule mathématique en lien avec l’algorithme qui a généré cette œuvre. Le portrait a fait l’objet d’une vente exceptionnelle chez Christie’s pour un montant de plus de 430 000 dollars en octobre 2018. Une somme jamais atteinte jusqu’alors pour ce type de création. Un geste inaugural, en quelque sorte, qui impose l’art génératif sur le marché de l’art.

La vie de laboratoire

Depuis, Obvious poursuit ses expérimentations artistiques autour de l’Intelligence Artificielle et du machine learning. C’est à la fois leur outil de création et leur sujet de réflexion : la place que prennent et vont prendre les algorithmes dans nos vies « génère » de fait des questions artistiques, philosophiques, techniques… En septembre 2023, ils ont monté leur propre structure de recherche : Obvious Research. Rattaché à Sorbonne Université, ce laboratoire est le fruit d’une initiative conjointe entre Obvious et Matthieu Cord, professeur et chercheur en vision artificielle, intelligence artificielle et deep learning, membre de l’équipe MLIA de l’ISIR (Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique) et du SCAI (Sorbonne Center for Artificial Intelligence).

Soutenu par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche), ce laboratoire académique se porte à la fois vers la recherche artistique et la recherche scientifique. À l’image du trio d’artistes-chercheurs, les activités d’Obvious Research se déploient en terrain hybride, mêlant une science en acte et « ouverte » (sans « boîte noire ») avec une démarche artistique prospective et expérimentale. C’est l’exemple parfait d’une collaboration, si ce n’est une fusion, art-science. Le collectif Obvious, en résidence au 104-Paris depuis janvier 2024, présentera un travail sur la prochaine Biennale Némo prévue en 2025. 

Deux axes de recherche dont un autour du rêve

En cours de développement, les projets du laboratoire Obvious Research sont axés sur l’image générée via des algorithmes à partir de données multiples. Deux orientations sont à l’étude. La première autour du texte (text to video). Plus précisément l’écriture théâtrale. Le projet Molière qui fait partie des programmes de recherches de l’OBVIL (Observatoire de la Vie Littéraire) offre un ensemble de données exhaustives sur l’auteur du Misanthrope (textes, styles, influences, décors, costumes, thématiques, contexte historique, etc.) qu’il serait intéressant de soumettre à une intelligence artificielle.

La deuxième orientation de ces recherches prend comme matériau de base les projections mentales (mind to image). L’expérience, à valider, consiste à utiliser l’imagerie médicale (IRM) afin de reconstituer un visuel, une image ou un tableau à partir des ondes cérébrales et des images mentales ainsi « récoltées ». Les réflexions, pensées ou émotions étant mises directement au service de la création artistique. Un mode opératoire qui nous rapproche, version scientifique, des extrapolations oniriques des surréalistes.

Obvious

Quels fruits pour cette alliance ? 

Cette nouvelle alliance entre la science et la culture oblige chacun à changer, à décentrer son regard sur ses propres pratiques. D’un côté, la science se fait participative, de l’autre l’art se fait pluridisciplinaire. Les projets art-science comme Obvious Research obligent à un décloisonnement des disciplines. Cette interaction entre le milieu scientifique et artistique, dans le cadre des structures de recherches universitaires, conduit à partager les savoirs. C’est un enjeu majeur. Et l’art est le vecteur idéal pour expérimenter et exposer autrement des connaissances, des techniques et des théories. Dans ces dialogues et échanges mutuels, il se noue un rapprochement entre science et société. Il ne s’agit pas là d’une science « appliquée », ni d’arts appliqués. L’interaction est plus forte. L’enjeu est plus grand. Werner Heisenberg, apprenti-sorcier atomique, prix Nobel de physique en 1932, écrivait dans son Manuscrit de 1942 (Allia, 2003) : Cette région la plus intérieure dans laquelle la science et l’art ne peuvent plus guère être distingués l’un de l’autre est peut-être pour l’humanité d’aujourd’hui le seul lieu où elle soit en face d’une vérité entièrement pure, qui ne soit plus dissimulée par les idéologies ou les désirs humains

Rédaction Laurent Diouf

(*) Enquête nationale sur les acteurs et les actions du champ Arts Sciences 2022-2023, réalisée par le réseau TRAS (Transversale des Réseaux Arts Sciences) avec le soutien du Ministère de la Culture et du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

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