Article publié le 29/02/2024
Temps de lecture : 8min
© Jonathan Borba
Le régime fiscal des œuvres d’art numérique est à géométrie variable. Dématérialisées ou pas, adossées ou non à un NFT, les conditions de leur création déterminent leur statut au sens juridique et fiscal. Une seule certitude : la notion de support reste centrale.
Une création numérique est-elle une œuvre d’art comme les autres ? Si la question semble tranchée d’un point de vue philosophique ou esthétique, elle soulève de multiples interrogations quant à sa définition juridique, et par conséquent, à la fiscalité qui s’y applique. Et cette imposition impacte toutes les étapes de la vie de l’œuvre, de sa conception à sa commercialisation, de sa diffusion à son acquisition par des collectionneurs privés, des entreprises, des associations ou des institutions. Or, en droit français, les œuvres d’art bénéficient de mesures fiscales très spécifiques, notamment d’une TVA réduite, ainsi que des niches en matière, par exemple, de mécénat. La définition juridique de l’œuvre va donc avoir des conséquences très concrètes notamment pour l’artiste : va-t-il pouvoir bénéficier d’incitations, d’abattements ou d’exonérations fiscales ? Toutes ses créations peuvent-elles être reconnues comme des œuvres d’art ? La reconnaissance de son statut social d’artiste par l’administration dépend en grande partie de ces qualifications juridiques et fiscales.
Les définitions d’une œuvre d’art
Mais pour comprendre quel régime fiscal peut s’appliquer à une œuvre numérique et à son auteur, il faut revenir sur la notion même d’œuvre qui s’entend de plusieurs manières en droit français. C’est là que le labyrinthe commence. Car il n’existe non pas une, mais plusieurs définitions de l’œuvre qui varient d’un code à l’autre. « La notion d’œuvre au sens large est définie différemment selon les domaines juridiques. Elle est appréhendée notamment par trois codes, desquels il résulte trois régimes juridiques distincts, explique l’avocate Cyrielle Gauvin, co-fondatrice du cabinet Aœdé spécialisé dans le marché de l’art. Le Code de la propriété intellectuelle vise « l’oeuvre de l’esprit », laquelle doit être originale pour que son auteur puisse bénéficier du droit d’auteur ; le Code général des impôts, avec un régime fiscal spécifique, notamment en matière de TVA ; le Code du patrimoine vise, quant à lui, les biens culturels dont il réglemente la gestion. »
Le Code de la propriété intellectuelle (CPI) parle donc « d’œuvre de l’esprit » et donne à l’article L.112-2 une liste indicative d’œuvres qui n’est pas exhaustive. S’agissant de simples illustrations, des œuvres mentionnées par le code peuvent ainsi se voir refuser le statut d’œuvre d’art d’un point de vue fiscal. A contrario, des créations qui ne sont pas mentionnées dans le CPI vont être considérées comme des œuvres d’art… Pour avoir une définition plus précise, il faut se tourner vers le Code général des impôts où la notion d’œuvre se définit d’une tout autre manière et prend en compte de multiples critères. L’article 98 A de l’annexe III du Code général des impôts fournit cette liste détaillée des réalisations qu’elle considère comme œuvres d’art. On y retrouve entre autres les classiques tableaux, sculptures, gravures ou photographies, assortis de limites d’exemplaires ou de tirages. Contrairement au CPI, cette énumération stricte des créations susceptibles de revêtir cette qualification d’œuvre d’art est une liste clé en main pour bénéficier du taux réduit de la TVA. « Il convient de se reporter à la doctrine administrative fiscale, pour s’assurer des oeuvres visées et des tolérances qu’elle accepte ou non au-delà de cette liste, poursuit Cyrielle Gauvin. À l’heure actuelle, les œuvres d’art numérique ne sont pas couvertes par cette liste limitative. » Ni d’ailleurs les installations et les œuvres audiovisuelles…
Une ouverture sur les œuvres numériques ?
Serait-il possible d’imaginer que cette liste évolue et s’ouvre aux œuvres numériques ? Selon l’avocate, il serait logique que la loi suive l’évolution naturelle de l’histoire de l’art : « La loi est faite pour encadrer, notamment les transactions, mais elle est faite aussi pour évoluer, en particulier la loi fiscale qui bouge beaucoup, même d’année en année. » Le débat n’est pas nouveau. Rappelons qu’il y a un siècle, la sculpture L’Oiseau dans l’espace de Constantin Brancusi s’était vue refuser son statut d’œuvre d’art lors d’une exposition à New York par les douaniers américains. Pour eux, ce n’était pas de l’art, mais juste un bout de métal. Son bon de sortie du territoire l’indexait d’ailleurs comme… instrument de cuisine. Lors d’un célèbre procès surnommé « Le Procès de l’art moderne » en 1927, Brancusi avait dû se justifier face au gouvernement américain de la qualité artistique de son œuvre.
Si le législateur a encore aujourd’hui du mal à se détacher du concept classique de « beaux-arts », des signaux positifs se font entendre notamment lors des débats parlementaires pour hisser l’art numérique au rang d’œuvres d’art fiscalement parlant. La reconnaissance des œuvres d’art numérique par la Code général des impôts leur permettrait, par exemple, de bénéficier de la réforme de la TVA sur le marché de l’art inscrite dans la nouvelle loi de finances 2024 qui entrera en vigueur le 1er janvier 2025 et qui prévoit que les États membres de l’Union européenne pourront appliquer la TVA à taux réduit de 5,5 % pour toutes les livraisons d’œuvres d’art, d’objets de collection ou d’antiquités — une niche fiscale précédemment réservée aux importations d’objets d’art, aux livraisons effectuées par leur auteur ou ses ayants droit. Cette inscription permettrait également aux artistes numériques de vendre plus facilement leurs œuvres à des entreprises, qui bénéficient d’une déduction fiscale lorsqu’elles achètent des œuvres originales d’artistes vivants pour les exposer en public — elles peuvent déduire le prix d’achat de leur résultat imposable, un levier de mécénat important pour stimuler le marché et l’achat d’œuvres contemporaines codifié à l’article 238 bis AB du CGI.
L’autre écueil des tentatives de définition tient au processus même de création des œuvres numériques. Souvent hybrides ou mixtes, elles peuvent associer code et écran, installation visuelle ou cinétique, être statiques ou génératives, vivre exclusivement en ligne ou dans le métavers, être conçues par ou avec des IA… Or, dans le marché de l’art, la notion de support tangible est tenace. Traditionnellement, on achète un tableau, une sculpture, un dessin. Pas un fichier. « Les œuvres d’art dites numériques nécessitent justement ce support qui va permettre d’avoir, par exemple, une TVA à 5,5 % », confirme l’avocat Matthieu Quiniou, spécialiste en droit du numérique. Résultat : la TVA à 20 % s’applique à l’art digital dématérialisé. « L’œuvre d’art immatérielle n’est pas encore présente dans le droit, elle n’est pas encore reconnue comme une œuvre d’art, résume Marc-Olivier Bernard, directeur général de la maison de ventes aux enchères Boischaut. Il existe une sorte de flou autour des œuvres sans support, c’est un vrai sujet qui va devoir évoluer pour ce qui est de la fiscalité, mais n’oublions pas que c’est un débat très franco-français… »
Du point de vue des NFT
Là encore, les récentes évolutions législatives permettent d’ouvrir des portes quant à la reconnaissance de l’art numérique dans le champ fiscal. En 2022, l’un des points centraux de la loi de modernisation du marché de l’art portait sur les biens incorporels, jusque-là exclus des ventes volontaires aux enchères. Elle permet désormais aux commissaires-priseurs de proposer aux enchères des brevets, marques, noms de domaine ou encore les désormais incontournables NFT. « Dans le cas d’une œuvre numérique adossée à un NFT, une autre question a été soulevée : qu’impose-t-on, en réalité ? Le NFT ? L’oeuvre ? souligne Cyrielle Gauvin. Et comment qualifier ce NFT ? Là encore, on entre dans un débat de qualification et de régime juridique. Est-ce que le NFT doit être assimilé à l’œuvre d’art ? Est-ce que le NFT est un certificat ? Un jeton de type actif numérique ou instrument financier ? Dans ce dernier cas, le régime fiscal est encadré et se réfère au Code monétaire et financier. » « Deux voies étaient proposées au niveau doctrinal, analyse également Matthieu Quiniou. Soit considérer que les NFT, même les NFT d’art, sont des crypto-actifs et doivent être traités fiscalement comme des crypto-actifs — avec un avantage pour certaines personnes qui réaliseraient des plus-values qui ne sont pas taxées tant qu’elles restent dans l’écosystème blockchain et qu’elles ne sont pas converties en monnaies fiduciaires. Soit une approche plus classique, qui était de regarder le sous-jacent, la finalité, ce qui est une approche assez convaincante et permet de prendre en compte la diversité des NFT. »
Pour Marc Olivier Bernard, trois principaux cas de figure se présentent à lui en salle de ventes, entraînant toutes sortes de combinaisons fiscales derrière : « Le premier concerne l’art digital pur associé à un certificat NFT. Le second, plus hybride, peut être un lot physique associé à son pendant numérique ce qui peut être vu comme deux lots séparables. Dans le troisième cas, la partie numérique et la partie physique ne sont pas séparables, c’est une œuvre d’art combinée. »
Quelle fiscalité pour les NFT ?
L’art digital se fraye petit à petit un chemin aux enchères, sévèrement réglementées. Pourtant, la promesse des NFT était de s’affranchir des intermédiaires traditionnels du marché de l’art, les artistes pouvant directement s’adresser aux collectionneurs via des plateformes. Une zone opaque dans l’application des taxes. « On s’aperçoit en réalité que dans les ventes qui sont réalisées à travers les plateformes comme Opensea, aucune fiscalité n’est appliquée », constate Matthieu Quiniou.
À la manière des tirages numérotés et signés, les NFT pourraient potentiellement authentifier les œuvres digitales originales et leur ouvrir la voie vers une fiscalité plus douce. Ou vers une évolution du droit de suite. Avec ou sans NFT, ce droit de suite, qui permet à l’artiste ou à ses ayants droit de percevoir une rémunération lors de la revente de l’œuvre par l’intermédiaire d’un professionnel du marché de l’art comme une galerie ou une maison de ventes, reconnait déjà « les créations plastiques sur support audiovisuel ou numérique dans la limite de douze exemplaires ». Là encore, la question du support prévaut pour l’artiste numérique. « Dans les NFT, il existe déjà ce qu’on appelle le rendement numérique, un pourcentage rajouté dans le smart contract qui va revenir à l’artiste lors d’une revente. À la différence du droit de suite, il n’a pas de base légale, il est purement contractuel et ne passe pas par les sociétés d’auteur comme l’ADAGP qui le collecte », précise Matthieu Quiniou.
Le 14 février, l’administration fiscale vient justement de clarifier la question de la TVA applicable aux NFT. Dans un effort de pédagogie pour s’y retrouver dans cet univers complexe, elle donne un exemple concret concernant la création et la vente d’œuvres graphiques numériques : « Un artiste spécialisé dans l’art numérique conçoit des œuvres graphiques exclusivement numériques à l’aide de logiciels. Ces œuvres sont vendues, en un seul exemplaire, contre des actifs numériques ou des monnaies ayant cours légal, sur des plateformes informatiques où elles sont préalablement adossées à un NFT. L’opération sous-jacente, à savoir la cession des œuvres graphiques numériques, détermine le régime de TVA applicable aux opérations réalisées par l’artiste. Dans la mesure où ces œuvres ne sont pas des biens corporels, qu’il s’agisse de la propriété de l’œuvre (c’est-à-dire du fichier numérique) ou des droits patrimoniaux attachés au NFT, le transfert de ces droits est qualifié de prestation de services. » Elle précise un point essentiel : la place de l’intervention humaine dans la création. Les compositions créées par l’artiste via des procédés informatiques et non entièrement exécutées à la main ne sont pas susceptibles de bénéficier du taux réduit de 5,5 % de la TVA, mais pour les œuvres graphiques répondant aux critères de qualification d’« œuvres de l’esprit », leur cession sera soumise au taux réduit de 10 %. En clair, si tous les critères ne sont pas remplis, les cessions d’images numériques attachées à un NFT seront soumises de plein droit au taux normal de 20 % de la TVA.
Ce rescrit ouvre la voie à des réflexions plus larges sur l’art digital dans son ensemble. « Les discussions pour reconnaître les œuvres d’art numérique au même titre que les œuvres d’art ‘classiques’ sont assez favorables sur le marché de l’art, observe Cyrielle Gauvin. Les comités et syndicats professionnels du secteur mènent des réflexions et actions pour lui permettre de conserver son attractivité, en France, par exemple concernant le régime de mécénat en faveur de l’achat d’oeuvres d’artistes vivants ou, plus récemment la TVA applicable aux transactions d’oeuvres d’art. Ils font de même pour donner à l’art digital sa juste place. » Petit à petit, l’art numérique fait son nid légal.
Rédaction Carine Claude
L’autrice de l’article Diplômée de l’École du Louvre et de la Sorbonne, Carine Claude est journaliste et critique d’art, spécialiste des arts numériques et des nouveaux médias. Elle a été directrice de l’information de l’agence de presse Art Media Agency et a travaillé pour L’Express, La Tribune, Poptronics ou encore MCD. Ex-Cheffe du service info de Makery, un média en ligne dédié au mouvement maker, elle est rédactrice en chef de la revue d’art AMA. Elle enseigne également l’économie du marché de l’art à l’IESA et le journalisme culturel à la Sorbonne. |
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