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La création numérique, au royaume de la novlangue ?

Article publié le 04/10/2023

  • #EXPERTISE

Temps de lecture : 8min

© Le Bureau des Polygones

Il est aisé de dénoncer la novlangue. Mais la comprenons-nous toujours ? Pire, ne sommes-nous pas les agent·es de ce « langage convenu et rigide destiné à dénaturer la réalité » (1) ? La création numérique, et plus largement les politiques culturelles, sont affublées de programmes, plans et appels à projets. Leur sémantique traduit une tendance, un cap. Une idéologie ? 

« L’ordre a sa langue, la contestation de l’ordre a un mot-cliché pour nommer cette langue. »2 Ainsi l’écrivain François Bégaudeau définit-il le mot « novlangue », néologisme issu du roman 1984 de George Orwell. Utilisé par les libéraux pour critiquer les régimes autoritaires, il peut tout aussi bien être utilisé par les anticapitalistes pour dénoncer la langue néolibérale. « Chacun peut y voir la paille dans l’œil de l’autre », ajoute-t-il.

Une sémantique multiple

À qui la création numérique emprunte-t-elle son langage ? Aux croisements de plusieurs secteurs – technologies, arts, recherche, économie – elle cumule, juxtapose, nécessitant pour ses acteur·rice·s une large acculturation. « Mon rôle, du point de vue stratégique, est de continuer à conserver la pluralité des partenariats et des financements » témoigne Céline Berthoumieux, co-directrice de Chroniques (regroupement de Zinc et Seconde Nature) et déléguée générale d’HACNUM. Une diversité qu’elle juge également essentielle pour son projet artistique et culturel : « le numérique parle de transformations, en ce sens nécessite d’être en relation avec l’ensemble des parties prenantes de la société »

Les mots de la création numérique sont aussi le produit de leur histoire : « ce modèle est né et s’est consolidé dans une grande redevabilité à l’institution à partir d’un appel à projet issu de l’État ». Céline Berthoumieux fait ici référence au programme Espaces culture multimédia né en 1997 au sein du Ministère de la Culture et de la Communication, ayant pour ambition de « faire entrer la France dans l’ère de l’informatique, et de ne pas passer à côté des enjeux sociétaux, économiques, culturels et géopolitiques que cela ne manquerait pas de générer »3.  Plus récemment, « le programme France 2030 ambitionne de faire du pays la championne du monde des industries culturelles et créatives, par le développement du métavers et de l’immersif, sous-tendant une mise en concurrence avec Meta. Une compétition que l’on ne gagnera jamais » tranche la co-directrice. 

Plan, programme, dispositif, innovation, industrie, compétitivité, marché, relance, immersion, réalité augmentée… tantôt technocratiques, tantôt capitalistiques, le principe même et les représentations véhiculées par ces appels à projets des ministères, fondations, mais aussi parfois des acteur·rices du secteur ne sont-ils pas les deux facettes d’une même pièce ? Un monde néolibéral, inspiré par la Silicon Valley qui détient, selon Philippe Vion-Dury, « un projet politique, voire idéologique, et presque civilisationnel » : politiquement technocrate (attachée à la figure de l’ingénieur·e et scientifique), économiquement libéral (chantre du capitalisme mondialisé et monopolistique), culturellement libertaire (en rejet de l’autorité et de l’État), à la visée messianique (ambitionnant de répandre sa vision pour changer le monde)4. Rien que ça. 

Si la création numérique n’est pas nécessairement le bras armé de cette doctrine, elle évolue incontestablement au sein de cette idéologie dominante, et doit ses ressources à sa façon – docile ou insoumise – d’y répondre.

Sommes-nous ce que nous disons ? est le texte de référence de George Orwell sur la vacuité du langage préfabriqué, quelques années avant son invention du concept de novlangue, qui verra le jour dans 1984.

De conformisme en espèces invasives

« La novlangue crée des effets de classe, d’écosystème et pose des soucis en termes d’égalité des chances » souligne Clément Thibault, directeur des arts visuels et numériques du Cube Garges. Si ce n’est à travers le marché, les artistes vivent principalement par le biais des institutions : « ce sont des dossiers, du temps de travail énorme, non-rémunéré. On demande à des artistes de manier des compétences marketing pour valoriser leur travail, leur personne. Ce n’est peut-être pas ce que l’on devrait, principalement, attendre d’un·e artiste. C’est une barrière d’entrée énorme » conclut le programmateur, dans une forme de recul autocritique. Parmi les effets secondaires de cette novlangue : mode, tendance, uniformisation. Frein à l’émergence de nouvelles esthétiques et d’artistes, « cette extrême spécialisation peut être un rempart à la diversification, à l’ouverture, à l’inclusivité », questionne-t-il. 

« Est-ce la logique des dossiers de financement qui a conduit à la prolifération de ce jargon qui éloigne encore plus les spectateur·rices ? Est-ce la surenchère conceptuelle de la critique ? Le fait est que cette langue finit presque par conditionner la création elle-même » souligne Mathilde Serrell dans son billet culturel5. Développer sa carrière en tant qu’artiste (numérique), aujourd’hui, nécessite-t-il de se confondre dans ce langage institutionnalico-économico-technocratique6 ? Céline Berthoumieux évoque une polarisation face à ce système : « certain·es acceptent de jouer le jeu, de le subir un peu, pour tirer son épingle du jeu ; pour d’autres, cela est insupportable et préfèrent incarner une forme d’alternative – le mouvement des makers et des hackers en constitue un exemple ». Un débat qui n’a rien de nouveau dans le secteur culturel, ajoute la co-directrice, pour qui « accepter ce système est le prix à payer pour avoir les moyens d’agir de la façon que j’espère la plus juste ». Elle reconnaît devoir parfois « avaler des couleuvres » pour le bien de projets « qui bénéficient à beaucoup de personnes ».

Si la novlangue s’apparente au mensonge, le capitalisme – lui – « tient parce qu’il tient en partie sa parole » selon François Bégaudeau. Il n’est pas tant mensonge que leurre. « Il n’y a pas d’inversion absolue, juste inversion de l’ordre des priorités, inversion des fins et des moyens. La cohésion n’est pas la fin mais le moyen – du profit »7. La politique des industries culturelles et créatives, portée notamment par le programme France Relance 2030, « renforce le secteur culturel dans cette logique entrepreneuriale d’investissement, d’innovation, de course à la rentabilité » note Céline Berthoumieux. Un « jeu d’apprenti sorcier », avec le risque de faire « entrer des loups dans la bergerie », prenant pour exemple le fait de favoriser l’implantation de plateformes telles que Fiverr – marketplace de créatifs freelances. « Si cette stratégie répond sans doute à des problématiques actuelles, elle constitue un risque puisque leur ADN reste le profit. Ce sont des espèces invasives, dominantes, à un moment elles prendront la place » prévient-elle.

Face à l’évolution de la consommation culturelle des nouvelles générations, ce renouvellement peut sembler constituer une évidence. Néanmoins, l’ambition française de se positionner comme leader des industries culturelles et créatives présente une contradiction, selon Céline Berthoumieux : elle fragilise ce qui rend le pays compétitif, à savoir « la vigueur de sa création artistique, qui repose sur le système en place permettant d’avoir beaucoup d’artistes, de créations, d’innovation artistique notamment sur les aspects esthétiques et de la narration ». À vouloir industrialiser sa singularité, la France pourrait-elle voir son plus grand atout – sa vivacité artistique – se renverser ? Céline Berthoumieux appelle à débattre sur la troisième voie que pourrait constituer l’Europe dans l’avènement du web3.

« Poésie, croissance, innovation »

« De temps en temps, il faut être complice du système pour le dénoncer, le subvertir. Parfois il faut être en frontal, c’est le rôle des artistes » affirmait Éric Garandeau, ancien président du CNC8.

L’usage de la novlangue peut-il être matière à activisme ? Peut-on la détourner pour mieux la confronter ? Le projet NeoConsortium cherche à tourner en dérision les traits du capitalisme. Tout est parti d’une invitation à célébrer la transformation d’un squat en hôtel et piscine de luxe, en 2014. Danielle Gutman, peintre et initiatrice du projet, se sent « partagée par cette bonne nouvelle ». Elle ambitionne alors d’envahir l’espace de polyèdres irréguliers, « symboles de la modernité ».

Son produit phare, le ModuloformⒷ est un polyèdre irrégulier qui fait l’objet d’une innovation plastique et conceptuelle permanente © Le Bureau des Polygones

Pour ce faire, elle crée le NeoConsortium, « entreprise multinationale qui en standardisant, rationalisant et industrialisant la création artistique est devenue le leader mondial sur le marché de l’art contemporain »9. Ses valeurs : poésie – croissance – innovation. Elle cherche ainsi à faire « dérailler » le système, suscitant la complicité du public par le biais d’indices permettant de comprendre le second degré de la démarche. Le NeoConsortium joue avec le mensonge, et enveloppe ses installations d’« une production massive de bullshit » raconte le binôme Danielle Gutman et Jean-Louis Ardoint. « Une reprise de pouvoir sur ces mots qui imposent une idéologie. En les reprenant, nous cherchons à leur faire dire des choses absurdes, avec l’espoir de les faire exploser de l’intérieur » expliquent-ils.

La MicroCompensationⒷ, culture d’entreprise révolutionnaire pour lutter contre le réchauffement climatique tout en conservant sa productivité
© Le Bureau des Polygones (ici)

Joyeux et ironiques, les projets développés par le NeoConsortium tendent à « créer une distance pour faire ressentir à quel point ces discours sont ridicules et formatés. Montrer que, même s’ils sont assénés avec force et conviction, nous pouvons nous en défendre », atténuer les effets de la novlangue. Les deux protagonistes vont même jusqu’à remercier « Monsanto, Bayer, Nestlé, IBM, Apple, Volkswagen, Bouygues, Total, Coca-Cola, McDonald’s, Disney, Nike etc., qui sont pour [eux] une source quotidienne de surprise et une mine infinie d’inspiration »10. Avec ses départements spécialisés tels que le Bureau de l’Anticipation des Désastres, son générateur d’organigramme infini, ou encore son service du storytelling, les artistes misent sur l’humour : « cela permet d’aller chercher le visiteur même si ce n’est pas une démarche habituelle dans l’art contemporain » confie Danielle Gutman. Les artistes ont cependant été sélectionnés dans le cadre de l’appel à projets Mondes nouveaux du Ministère de la Culture, lancé fin 2020, leur donnant les moyens de créer une œuvre librement, sans thématique imposée – suggérant par extension qu’il s’agit d’une exception. Une œuvre actuellement présentée lors de la Biennale Nemo11.

La création avant tout !

« Le langage fabrique les gens bien plus que les gens ne fabriquent le langage » disait Goethe12. Débattre des termes utilisés par le secteur relève ainsi d’une nécessité : « c’est travailler collectivement des questions de visions, de pensées, ne pas s’enfermer dans des carcans, ne pas laisser la domination continuer à dominer » invite Céline Berthoumieux.

Un postulat qui rejoint celui de François Bégaudeau considérant que « la langue du capitalisme ne doit pas être démasquée, elle doit être passée au crible sec de la précision », une idéologie qui « dit à peu près ce qu’elle fait mais en des termes choisis, feutrés, rassurants »13. Il alerte néanmoins celles et ceux qui s’emploient à décrypter la langue du pouvoir : se pourrait-il que ce soit aussi un leurre ? « Une diversion, assurément, qui divertit d’abord ceux qui font profession de la déjouer ». Alors, à choisir, préférera-t-on s’affronter sur le champ lexical ou sur le champ de la création ? Quitte à faire de son art une prise de judo, retournant l’adversaire en utilisant sa propre force…

Rédaction Julie Haméon


  1. Définition de « novlangue » donnée par le Larousse 
  2. François Bégaudeau, Boniments, éditions Amsterdam, 2023
  3. Céline Berthoumieux dans Faire culture, De pères à pairs, sous la direction de Pierre Brini et Emmanuel Vergès, Presses universitaires de Grenoble, 2021, p116
  4. Interview de Philippe Vion-Dury, auteur de l’essai La nouvelle servitude volontaire, par Eugénie Bastié, Le Figaro, 2016 (ici)
  5. Mathilde Serrell, La novlangue culturelle dans Le Billet culturel, France culture, juin 2018 (ici)
  6. Pour s’amuser à créer de nouveaux néologismes
  7. François Bégaudeau, Boniments, éditions Amsterdam, 2023
  8. En réaction à la chronique de Mathilde Serrell, La novlangue culturelle dans Le Billet culturel, France culture, juin 2018 (ici)
  9. https://neoconsortium.com/
  10. sur leur page « Qui sommes-nous vraiment ?« 
  11. L’œuvre ExoForm est présentée à la Biennale Nemo jusqu’au 7 janvier 2024
  12. Cité par Mathilde Serrell, La novlangue culturelle dans Le Billet culturel, France culture, juin 2018 (ici)
  13. François Bégaudeau, Boniments, éditions Amsterdam, 2023

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