Retour aux articles

IA et arts numériques : un sujet vraiment nouveau ? 

Article publié le 06/09/2023

  • #EXPERTISE

Temps de lecture : 6min

A Mind Body Problem
© Fabien Zocco

Le sujet de l’intelligence artificielle et son impact sur la production artistique fait actuellement les frais d’un traitement médiatique spectaculaire. Pourtant, au-delà des effets d’annonce sensationnalistes, des artistes numériques s’emparent de ces technologies depuis des années déjà. Retour sur l’histoire déjà longue de l’IA en art.

L’histoire de l’intelligence artificielle est jalonnée de découvertes, d’enthousiasmes, d’échecs et de rebondissements. Après des bases posées dans l’immédiat après-guerre par Alan Turing (inventeur du test du même nom), John Von Neumann et Norbert Wiener, le champ de la recherche ne cesse de se spécialiser et de se complexifier. Les tentatives pour créer un modèle informatique de neurone biologique (Warren McCulloch, dès 1943 !), analyser le fonctionnement du langage (l’expérience Georgetown-IBM, 1954) ou simuler le fonctionnement du cerveau humain (John McCarthy, 1956), s’avèrent peu concluantes et déçoivent faute de moyens techniques, et ce, malgré des avancées théoriques intéressantes. L’évolution de ce corpus de sciences (qui comprend, mathématique, neurobiologie, linguistique, statistiques, informatique) doit en effet compter avec le développement technologique de son temps : la capacité de traitement informatique, l’évolution des processeurs, les choix stratégiques et techniques des différents constructeurs informatiques, tout cela influence son évolution. 

Du test de Turing à l’hiver de l’IA

Tout au long de son histoire, l’IA a dû faire face à de nombreux atermoiements. Le traitement médiatique de découvertes qui génèrent de grands espoirs fait parfois plus de mal que de bien (particulièrement aux Etats-Unis où le domaine subira plusieurs fois le désintérêts des investisseurs et la fin des financements provoquant ce que l’on nommera les « hivers de l’IA »). Avec l’avènement des premiers microprocesseurs fin 1970, l’IA prend un nouvel essor. C’est l’âge d’or des systèmes experts. Dans les années 90, la puissance de calcul démultipliée participe au retour des réseaux de neurones et à l’apparition du machine learning. Le domaine se renouvelle et passionne à nouveau. En 1997, la victoire d’une IA contre Kasparov aux échecs sacre son grand retour dans les médias. En 2016, Deep Mind bat le champion du monde de Go (bien plus complexe que les échecs) : opinion publique et médias s’enflamment à nouveau. 

Et du côté de la création

Aujourd’hui ce sont les programmes et plateformes générateurs d’images du type Midjourney, Stable Diffusion ou Dall-E 2 qui font l’actualité (des outils dont s’emparent avec humour de nombreux·ses artistes, comme en témoigne la série HyperChips d’Albertine Meunier). L’arrivée des GANs (réseaux de neurones antagonistes) a récemment plongé le monde dans la stupeur en générant des images réalistes de personnes « qui n’existent pas »*. Des évènements extrêmement médiatisés, comme la vente historique d’un tableau réalisé par un GANs par le collectif français Obvious (432 500$ en 2018), ont également participé de l’effet d’annonce d’une révolution civilisationnelle par l’IA. Le rapport entre art et IA n’est pourtant pas nouveau. Les artistes commencent à s’intéresser aux créations « cybernétiques » et aux arts « artificiels » dès les années 60. Le plus connu de ces artistes, le peintre, sculpteur et dessinateur Suisse Jean Tinguely présente une machine invitant les visiteurs à créer une œuvre abstraite lors de l’exposition Cybernetic serendipity à Londres. La première machine génératrice d’image autonome voit quant à elle le jour en 1973 sous la direction de l’artiste Harold Cohen, qui développe des algorithmes permettant à un ordinateur, nommé Aaron, de dessiner de manière autonome.

Albertine Meunier – Eating sausages and chips – Photo DR
Obvious – Edmond de Belamy

De quoi l’art est-il fait ?

Cette question de la génération d’images, avec les problèmes d’éthique et de droits d’auteur afférents, est aujourd’hui centrale dans la façon dont les médias s’emparent du rapport entre IA et création. Pourtant, le plus intéressant se produit loin des générateurs d’images populaires, via des artistes qui expérimentent avec ces technologies tout en en questionnant les usages – souvent de manière décalée et souvent critique. Tandis que le collectif Obvious, Pierre Fautrel, Hugo Caselles-Dupré et Gauthier Vernier, trois artistes et chercheurs qui utilisent l’intelligence artificielle comme outil de création, font la une des plus grands magazines, de Forbes au Figaro, d’autres plus discrets comme Adam Basanta propose avec All We’d Ever Need Is One Another une ironique installation où une « IA artiste autonome » gère à elle seule tout un studio de production artistique fonctionnant indépendamment de l’intervention humaine. Composé de deux scanners, d’une série d’algorithmes allant piocher dans les bases de données des fonds des grands musées internationaux et de la complicité du public (et du marché de l’art) All We’d Ever Need Is One Another questionnait, dès 2018, le rapport qu’entretiennent depuis longtemps art et automatisation.

All We’d Ever Need Is One Another – Photo ©Adam Basanta
All We’d Ever Need Is One Another – Photo ©Adam Basanta

Ouvrir le dialogue homme-machine

Plus loin, des artistes comme Vincent Ciciliato, également chercheur et enseignant en arts numériques à l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne) ou Rocio Berenguer, artiste de spectacle vivant, metteuse en scène et performeuse, tentent une réconciliation, ou au moins une tentative de dialogue, entre l’humain et sa créature cybernétique. Le premier avec Discursive Immanence (2017), une œuvre picturale interactive et animée par une intelligence artificielle capricieuse, propose de communiquer, autant que faire se peut, avec « Immanence », un personnage énigmatique aux allures d’oracle qui ne cesse de réinterpréter, de façon souvent mystérieuse, les paroles qu’on lui soumet. Un « portrait de l’incommunicabilité » entre deux univers antagonistes, le vivant et l’artificiel, qui semble également être le sujet d’inspiration du IAgotchi (2018) de Rocio Berenguer. IAgotchi est une créature artificielle mi-machine, mi-organique digne de figurer dans un film de Cronenberg qui se nourrit de notre vocabulaire au fil de ses conversations avec les cobayes humains qui discutent avec lui. Cryptique et souvent comique, une conversation avec IAgotchi (contraction d’IA et tamagochi) est empreinte de fascination et de frustration.

IA, territoire de l’incomplétude

Conjointement aux avancées scientifiques les artistes s’emparent donc des technologies de l’intelligence artificielle afin d’aborder des questions cruciales, philosophiques, éthiques et sociétales. Certaines concernent les relations que nous entretenons avec les machines, d’autres nous permettent d’imaginer le futur de notre évolution à leur côté. L’art, comme souvent, tire aussi une sonnette d’alarme, ne se contentant pas de fabriquer des « œuvres d’art à l’époque de leur reproductibilité technique », serait-on tenté de dire en paraphrasant Walter Benjamin. Le travail de Grégory Chatonsky dans ce domaine est exemplaire, tant sur le plan théorique que purement artistique (quand les deux ne se rejoignent pas comme sur Internes, une fiction co-écrite avec une IA “qui s’aventure dans un territoire littéraire nourri d’algorithmes et de probabilités”, dont l’extension, Perfect Skin XVII, met en scène une humanité mutante, fruit des recherches visuelles et esthétiques de l’artiste sur notre futur aux côtés des machines). Des questions qu’abordent aussi A Mind Body Problem (2015) de Fabien Zocco, un artiste qui explore depuis de nombreuses années « le potentiel plastique de la dématérialisation informatique, des applications et autres logiciels ». Invité·e à expérimenter un espace architectural désincarné au sein duquel un texte généré par une IA est dit par la voix d’une comédienne, le·la spectateur·ice vit une expérience an-humaine qui interroge sur la possibilité d’existence d’une machine douée de raison.

Perfect Skin XVII 1 © Grégory Chatonsky
Perfect Skin XVII 4 © Grégory Chatonsky

Atlas de nos imaginaires rebattus

A Mind Body Problem (« une expression qui, de Descartes jusqu’aux récents développements des neurosciences, regroupe un ensemble de théories qui tentent d’expliciter les liens unissant le corps et l’esprit humain », source Ibid) brouille le rapport entre humain et machine, prêtant une conscience étrangère à cette dernière, tout en remettant en question l’idée même de conscience en tant que singularité de ce qui fait l’humain. Une œuvre maline qui rappelle à quel point l’imaginaire de tout un chacun est finalement peu original, presque semblable à l’IA, puisque nous sommes, nous aussi, entièrement tributaires de nos influences et de toute l’histoire accumulée, consciente ou inconsciente, de notre culture visuelle. Une question souvent abordée quand il s’agit de porter un regard critique sur la production d’images et de contenus en ligne réalisés par des prompts sur les sites dédiés à l’IA dite « artistique », véritable atlas de nos imaginaires rebattus. Un sujet qui a fait l’objet d’une observation de l’entreprise Nomic.ai et de son projet Atlas, qui a analysé plus de 6,4 millions d’images générées à l’aide d’IA sur la plateforme Stable Diffusion. La conclusion, sans surprise, fut le peu d’originalité dans ce type de création.

A Mind Body Problem – © Fabien Zocco

Quel avenir alors, pour la création numérique et ses relations avec l’intelligence artificielle ? Une collaboration homme-machine comme semblent le souffler les artistes cités plus haut ? « J’ai les compétences, mais j’ai besoin de votre vision ! » clame Botto, une intelligence artificielle (ou plutôt, un algorithme génératif dont la mission est de créer de l’art en collaboration avec des humains) ; L’invitation est alléchante, mais il est certain que les artistes les plus intéressants seront ceux qui préféreront créer eux-mêmes leur propre environnement de travail et de création, même quand il s’agit de collaborer avec une machine. Question d’ego sans doute… ou d’humanité. 

Rédaction Maxence Grugier

Les réseaux de neurones antagonistes sont ainsi nommés car ils se composent de deux IA qui travaillent en s’affrontant. La première (« le générateur ») créée une image, tandis que la seconde (« le discriminateur ») détermine si l’image est réelle ou non. Au fur et à mesure de leur collaboration, chacune s’améliore dans son expertise (production d’image par l’une et validation par l’autre) jusqu’au moment où le discriminateur est trompé par le générateur et pense que l’image est réelle.

< >

Newsletter

Retrouvez tous nos articles directement dans votre boîte mail en vous abonnant gratuitement.