Article publié le 02/11/2023
Temps de lecture : 6min
Zaven Paré Mécatronics
Enghien-les-Bains 2015
Intelligence Artificielle commissaire d’exposition, ateliers « IA pour tou·tes » en Corée, vente record par Christie’s d’une œuvre d’art générée par des algorithmes, IA graphiste ou scénariste… pas une journée sans que le sujet ne fasse la une des médias. Pour autant, les questions concernant son impact réel sur la création et les activités des artistes sont rarement posées. L’IA, bride ou opportunité pour la création numérique ? Tentatives de réponses nuancées, ici.
Doit-on forcément afficher un avis tranché, négatif ou positif, sur la question de l’IA dans le domaine de la création numérique ? Une question qui importe, tant il semble difficile de dépasser le contexte de débat actuel pour plonger dans les méandres de la production contemporaine, d’en juger les particularités, de voir les enjeux. On l’a vu dans un article récemment publié sur HACNUMédia, ce qui semble être un mini-séisme pour les médias traditionnels n’est en fait bien souvent qu’un manque d’information généré par l’impossibilité de prise de recul sur le phénomène. Dommage, car parmi la foule d’IA artists en activité, i·el·les sont nombreux·ses à être parfaitement sincères, originaux et souvent talentueux. Qu’il s’agisse d’artistes visuels ou de performeur·euses, d’acteur·trices du spectacle vivant ou de commissaires d’expositions, les nombreux·ses acteur·trices de la création contemporaine s’interrogent sur les opportunités d’émergence de nouvelles esthétiques, sur l’interaction imagination humaine/conception machinique, sur les questions de respect du droit d’auteur, et bien d’autres sujets encore.
L’intention au cœur de la création générative
Pour Zaven Paré, artiste et chercheur en design d’interaction, auteur de Le Spectacle anthropomorphique : entre les singes et les robots, l’intention artistique est au cœur de la démarche de l’utilisation d’IA dans la production d’images génératives, mais pas seulement. L’IA elle-même opère des choix : « Puisqu’elle semble « maître de ses actions », l’IA opère comme un aiguilleur.[…]Dans la production d’images, l’intention artistique versus le résultat d’innombrables opérations de calcul d’une IA fonctionne sur deux modalités parallèles. Qu’il s’agisse de simples processus d’agrégations ou de réjections, les agents humains ou artificiels passent par une suite d’opérations de sélections et de choix plus ou moins prépondérants ou décisifs. » explique le théoricien dans ses Chroniques Ornées, Art & IA, publiées sur Facebook en août 2023. L’idée étant ici d’affirmer que la collaboration (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) avec une IA, ou de n’importe quelle technologie, dans le champ de la création n’est pas sans conséquence. « La technologie n’est pas neutre, son déploiement exponentiel impacte l’ensemble de notre écosystème », comme le signalait Luc Brou, coordinateur Oblique/s arts & cultures numériques en Normandie, dans le texte de programmation d’Ambivalence #3, Mutations Politiques, temps de rencontres et de conférences proposé en septembre dernier par le Festival Scopitone.
L’IA n’est pas l’ennemi
Faut-il forcément voir l’IA, et ses usages, comme une entrave à la création ? Ce n’est pas l’avis d’Anthony Masure, professeur associé et responsable de la recherche à l’HEAD, HES-SO de Genève et auteur de Design sous artifice : la création au risque du machine learning. « L’IA est aujourd’hui intégrée dans tellement de logiciels de création (elle l’est déjà dans les plus basiques comme Word, elle l’est dans Photoshop) qu’il va être difficile de revenir en arrière ou de l’interdire comme le souhaiteraient certains syndicats d’artistes. » explique le chercheur. Il poursuit : « Je pense qu’il faut plutôt envisager son usage comme une collaboration. Comme souvent avec la technologie, le fait qu’une chose soit automatisable déplace la notion que l’on a de l’être humain. Je m’explique : si une machine est capable de faire ce que l’humain sait faire, alors l’être humain va devenir autre chose que ce que l’on considère comme humain. Cela va forcément avoir un impact sur certaines activités, notamment parce que les tâches répétitives n’ont plus grand intérêt quand elles sont prises en charge par des machines. Dans le monde du jeu vidéo, les opérateurs qui font du plaquage 3D à la chaine ne seront certainement plus trop utiles dans quelques années. »
Nouvelles manières de créer
Pour Marie Lechner, enseignante chercheuse à l’ESAD Orléans, commissaire d’exposition, notamment en 2022 de « House of Mirrors : Artificial intelligence as Phantasm », il est évident que « ces outils de génération d’images et de textes très puissants sont désormais à portée de tous, sans qu’on ne comprenne vraiment très bien la manière dont ils fonctionnent. Il n’est plus nécessaire de savoir coder : à l’aide de simples requêtes textuelles en langage naturel, tout un chacun peut désormais générer des images ou des textes ». La généralisation de ce type de comportements aboutit parfois, avec un peu de chance et pas mal d’audace, à d’étranges croisements art science. C’est le cas du collectif Obvious qui faisait déjà sensation en 2018, en opérant une vente record (432.500$) via Christie’s, avec le « Portrait d’Edmond de Belamy », une œuvre créée par un réseau IA antagoniste (GAN, pour Generative Adversarial Network) alors qu’un seul de ses membres est inscrit dans la recherche. Aujourd’hui, alors que le trio d’artistes-chercheurs investit la Sorbonne avec le « Laboratoire Obvious Research » en compagnie du mathématicien Matthieu Cord, ils comptent bien continuer à développer des outils afin de poursuivre ces recherches en création à l’aide d’IA. « Ce qui nous intéresse, c’est de travailler sur de nouvelles manières de créer, pas dans un but d’optimisation, de perfection, comme c’est souvent le cas avec l’IA, mais d’aller dans le sens de l’artistique », explique Gauthier Vernier. « Avec le « Laboratoire Obvious Research », nous allons par exemple développer deux axes de recherches : le premier autour du text to video, et le second autour du mind to image, la génération d’images à partir d’ondes cérébrales.»
Uniformisation et critique de la création algorithmique
Ces outils vont-ils pour autant créer une nouvelle esthétique ? Pour Anthony Masure : « Il est parfois difficile de reconnaître ce qui est créé avec des IA. Pour ma part, même si je vois passer beaucoup de créations dans ce domaine, je suis parfois surpris de découvrir un artiste qui n’utilise aucunement l’IA, alors que son esthétique est totalement dans cet esprit. Ensuite, les IA allant de toute façon piller les créations d’autres artistes, on retrouve une esthétique généralisée et homogénéisée, sans grande originalité. Cela étant, c’est déjà le cas dans bien des domaines en ce qui concerne les ICC. On trouve de nombreux exemples, comme le manga, qui utilise des codes totalement impersonnels et standardisés. » Alors qu’elle est prochainement invitée à intervenir dans le cadre d’un séminaire intitulé « Critique de l’intelligence artificielle », organisé par les chercheur.e.s Marie Garin et Félix Tréguer, avec le Centre Borelli (ENS Paris-Saclay, l’Institut DATAIA (université Paris-Saclay) et le CIS (Centre Internet et Société), Marie Lechner insiste sur l’importance de la dimension critique dans ce domaine : « quand les médias parlent d’IA et de création, c’est presque unilatéralement sous l’angle « l’IA va-t-elle remplacer les artistes, l’IA peut-elle être créative ? » Il serait plus juste de le reformuler en termes techniques : est-ce que l’apprentissage automatique est capable de générer des œuvres qui ne sont pas des imitations du passé ? Est-ce que le machine learning est capable d’extrapoler au-delà des limites stylistiques de son jeu de données d’entraînement ? »
« Faire de l’art avec Dieu »
L’enseignante chercheuse reprend les mots du théoricien et artiste Lev Manovich, lors de la conférence d’ouverture du séminaire au Cerilac, Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Arts et Cinéma, durant lequel il parlait d’une « esthétique du fragment » pour décrire les images composites générées par apprentissage automatique.« Cela me parait assez juste. Des « images issues d’autres images mais d’une manière qu’on ne peut pas vraiment comprendre », ajoute-t-elle. Et de conclure à propos de la notion de collaboration IA – Humain en art : « invité à s’exprimer sur la possibilité d’utiliser l’IA dans la pratique artistique comme outil de collaboration ou d’hybridation, Lev Manovich a émis un doute, suggérant en plaisantant que « faire de l’art avec l’IA n’avait pas de sens, c’est comme faire de l’art avec Dieu, c’est perdu d’avance ». Pour lui, la différence fondamentale entre un artiste humain et l’IA, c’est qu’elle est (quasi) sans limite (ChatGPT a lu 70 % du web, MidJourney a visité tous les musées) alors que l’artiste lui est limité (il ne sait pas écrire dans des centaine de styles sans effort, il ne connaît pas toutes les œuvres du « musée sans murs » que sont les musées virtuels). Selon Manovich, l’artiste doit travailler à une micro-échelle, cultiver ses limitations, ses contraintes, et continuer à creuser son trou ».
Rédaction Maxence Grugier
L’auteur de l’article Historiquement journaliste, auteur, accompagnant d’artistes et commissaire d’exposition art et cultures numériques, Maxence Grugier est actuellement chargé de projets Arts Hybrides et Cultures Numériques au Pôle Pixel, un pôle dédié aux industries culturelles et créatives en Auvergne-Rhône-Alpes. |
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