Article publié le 21/10/2024
Temps de lecture : 4min
Salsifis douteux – Viven Roubaud – Scoptione 2024 ©David Gallard
HACNUM a rassemblé le 19 septembre dernier une cinquantaine de professionnel·les au festival Scopitone à Nantes. Le but ? Débattre du rapport au temps face aux enjeux écologiques. Les échanges ont mis en lumière la nécessité de ralentir en agissant sur les processus créatifs, les relations avec les publics et les modèles de production et de diffusion.
La rencontre, intitulée « Urgence de ralentir, changer de rythme ensemble pour agir », s’inscrit dans une réflexion amorcée en 2022 lors du même festival. Au programme : des témoignages et présentations d’artistes, d’acteurs culturels et de chercheur·euses, suivis d’un slow meeting (un temps d’échanges ouverts informels et en petit comité, pour prendre le temps d’approfondir le thème de la rencontre et les sujets abordés par les intervenant·es) avec l’ensemble des participant·es.
Slow Art : embrasser la lenteur dans le processus créatif
Le mouvement Slow Art, lancé au début des années 1990, défend des pratiques artistiques éthiques, valorisant le recyclage, l’artisanat et une création plus lente, centrée sur le processus créatif. Il critique la surproduction d’œuvres dans une société marquée par l’urgence écologique et encourage une observation approfondie et consciente des œuvres.
Paul Vivien, artiste et designer membre du collectif OYÉ, expérimente ce changement de paradigme en privilégiant la mutualisation, la réutilisation et la récupération de matériels et de matériaux (comme le bambou et le plexiglas recyclé), dans une logique de réappropriation de la chaîne de fabrication. L’impact écologique est intégré dès la conception et devient partie intégrante de la démarche artistique. Paul Vivien souligne également l’importance de la collaboration et des partages de savoirs, qui nécessitent d’intégrer un temps dédié au sein du processus créatif. Le résultat : des œuvres et dispositifs scénographiques modulables, à faible empreinte environnementale et innovants à la fois dans le processus et dans l’usage.
Aurélie Herbet, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et artiste résidente au 6b à Saint-Denis, explique quant à elle que « prendre le temps d’apprendre de nouvelles techniques, comme le tataki zome qui consiste à imprimer des plantes sur du tissu, permet non seulement de ralentir le rythme de production, mais aussi d’enrichir les pratiques créatives ». Elle souligne que le temps « perdu » pour apprendre de nouvelles techniques permet aussi de transmettre et contribue à la valeur des travaux artistiques. Elle intègre ainsi dans ses œuvres le partage de savoir-faire et la co-création avec les publics, au sein de fablabs et d’ateliers partagés.
« Dans la relation au public, le ralentissement passe aussi par l’attention. On a beaucoup de mal à se reconnecter au temps-long, à cause des usages numériques », résume l’un des participants de la rencontre à l’issue du slow meeting. Alors comment l’art numérique peut-il amener le public à prendre conscience du rapport au temps et à ralentir ? La relation entre le territoire, le temps et le numérique est au cœur des œuvres d’Aurélie Herbet, qui invite le public à redécouvrir des lieux en ralentissant. « Le numérique peut nous aider à prendre le temps de comprendre notre environnement », explique-t-elle. À travers son travail, elle interroge les transformations urbaines et propose de nouvelles expériences sensorielles. Elle crée des situations « attentives », par exemple à travers son œuvre Jardin à Défendre, installation sonore et sensorielle qui amène à prendre le temps d’écouter, et à sortir du rapport très immédiat véhiculé par les outils numériques.
L’artiste Vivien Roubaud explore lui aussi la lenteur. Son travail invite à réfléchir sur la fugacité du temps dans un monde obsédé par l’instantanéité, en créant des « machines du temps » telles que des sabliers géants ou des sculptures conçues pour évoluer sur plusieurs décennies. « Nous sommes tellement habitués à une société en constante croissance que l’idée même de ralentir nous semble contre-intuitive », explique-t-il. Présentée à Scopitone cette année, son œuvre Salsifis douteux propose au public de faire fleurir en accéléré un bouton de fleur : une évocation poétique du contrôle de l’homme sur la nature, qui accélère les processus naturels à l’échelle industrielle.
Face à l’urgence écologique, le secteur culturel s’interroge également sur ses pratiques. Comment ralentir alors que le système est structuré par la rapidité de la production et de la diffusion des œuvres ?
« L’artiste seul ne peut pas ralentir, car il dépend des structures qui diffusent son travail », explique Vivien Roubaud. Solweig Barbier, déléguée générale du collectif ARVIVA pour la transition écologique des arts vivants, insiste sur la nécessité d’une transformation collective, qui modifie inévitablement le rapport au temps. Les modes de production et de diffusion plus écologiques impliquent en effet une forme de ralentissement ; par exemple, voyager en train, plus écologique que l’avion, prolonge la durée des tournées et peut avoir un impact économique. ARVIVA a rapidement pris conscience des limites des approches techniques de la transition écologique. Pour Solweig Barbier, « il ne suffit pas de mesurer son impact carbone ; il faut aussi repenser les modèles économiques et organisationnels ». ARVIVA s’est ainsi rapproché de l’Institut Européen de l’Économie de la Fonctionnalité et de la Coopération pour « envisager de nouvelles manières de créer de la valeur, en s’appuyant sur la ressource immatérielle et la coopération plutôt que sur l’exploitation des ressources matérielles ». Ces transformations exigent une forte coopération avec les parties prenantes, encourageant les échanges réguliers et le partage de connaissances. « Faire avec tous les acteurs, c’est long mais on avance tous ensemble », résumait l’une des participantes à l’issue du slow meeting.
C’est justement pour faciliter ces coopérations que Marie Ballarini, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Dauphine, lance avec HACNUM une étude sur les pratiques écoresponsables des professionnels des arts numériques. Elle s’étalera jusqu’en 2025 et vise à dresser un état des lieux des actions concrètes mises en place par le secteur. Afin de progresser sur ces questions, il est aussi possible de rejoindre le groupe de travail « Arts numériques et éco-responsabilité » de HACNUM, à l’origine de cette rencontre et de la journée « Éco-responsabilité et arts numériques : une relation paradoxale ? » organisée en 2023 (voir le retour d’expérience Concilier Arts numériques et éco-responsabilité). Actif depuis 2022, il s’est fixé pour mission de former et sensibiliser les acteurs du secteur, de partager les pratiques professionnelles, et d’inspirer de nouveaux modèles en collaboration avec les artistes.
Rédaction Lucile Colombain-Corbineau
L’autrice de l’article Lucile Colombain-Corbineau est consultante indépendante en accompagnement de projets stratégiques et transversaux, et formatrice en intelligence collaborative et créativité. Pendant plus de quinze ans, elle a piloté des projets dans le domaine des industries culturelles et créatives, au croisement de la création, des sciences et de la technologie, dont le Laboratoire Arts & Technologie de Stereolux et le programme Ouest Industries Créatives. |
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