Article publié le 16/01/2025
Temps de lecture : 6 MIN
©Gregoire Edouard – DIS – Case Study – Chroniques
Digital Inter/Section, un projet pluriannuel soutenu par le programme Creative Europe de la Commission Européenne, vient de publier quatre études de cas mettant en lumière des stratégies financières innovantes d’établissements et de festivals d’arts numériques en Europe. Signal Festival à Prague, Kikk à Namur, Kontejner à Zagreb et Chroniques à Aix-Marseille ont ainsi participé à une enquête soulignant les points de résilience économique et de diversification des sources de financement. Quelles sont ces initiatives économiques ? Quels enseignements peut-on retenir de ces études ? Présentation avec l’un des chargé·es du projet Digital Inter/Section, Fabien Fabre.
Le secteur culturel est confronté à une stagnation, voire réduction des aides publiques (en France, voir le baromètre “budgets et choix culturels des collectivités territoriales : volet national 2024” ; ou les coupes budgétaires de la Région Pays de la Loire), auxquelles les établissements ainsi que les festivals dédiés aux arts numériques ne font pas exception. Pourtant, certaines structures refusent de céder au statu quo et diversifient leur modèle économique, adoptant des stratégies encore peu répandues dans ce domaine. C’est précisément cette dynamique que met en lumière une étude menée par Digital Inter/Section, qui débute par une analyse économique approfondie du secteur. “La première étape de l’étude a été confiée à The Catalysts, un bureau spécialisé dans les modèles économiques culturels. Nous avons mené une enquête internationale auprès de dizaines de structures afin d’identifier des métamodèles ou des initiatives inspirantes. L’objectif était de cartographier nos chaînes de valeur. Une première publication en a découlé”, explique Fabien Fabre. Forts de ces enseignements initiaux, des acteurs clés tels que le Signal Festival (Prague), le Kikk Festival (Namur), Kontejner (Zagreb) et Chroniques (Aix-Marseille) ont ensuite été invités à détailler leurs approches. À travers une enquête approfondie, ils ont partagé leurs projets, leurs publics cibles, leurs ressources, ainsi que les facteurs clés de leur succès. Cette étude illustre ainsi une volonté collective de réinventer les modèles économiques des arts numériques, tout en s’appuyant sur des solutions adaptées aux défis actuels.
4 pistes de diversification économique
À Aix-Marseille, la biennale Chroniques a choisi une approche originale pour diversifier ses revenus. En ouverture de l’édition 2025, elle a lancé son Marché des Imaginaires Numériques (MIN), événement dédié aux industries culturelles et créatives. Organisé en novembre dernier, ce marché combinait conférences, workshops et un salon où des startups et entreprises des industries culturelles et créatives (ICC) présentaient leurs projets. “Les exposant·es participaient financièrement. Tout le monde y trouve son compte. C’est une façon de mettre en avant l’attractivité d’un territoire et de réaffirmer le positionnement de Chroniques comme structure locomotive économique au-delà de son activité artistique et culturelle” explique Fabien Fabre. Cette stratégie événementielle fait écho à celle de Kontejner, à Zagreb, qui se distingue toutefois par son modèle hybride. L’organisation croate a créé une entreprise sociale, dont l’association mère est actionnaire, pour commercialiser un espace équipé et proposer des services annexes tels que des talks ou des ateliers créatifs. “L’objectif est de construire une véritable communauté autour de cette offre. À terme, Kontejner pourrait fonctionner dans l’esprit d’un social club en associant citoyen·nes, artistes, partenaires et entreprises”, souligne Fabien Fabre.
De leur côté, le Kikk à Namur et Signal à Prague ont plutôt opté pour d’autres stratégies commerciales. En 2022, le KIKK a inauguré un nouveau lieu : Le Pavillon qui produit des expositions temporaires destinées en priorité au grand public local et national et aux scolaires. “L’originalité de l’initiative consiste à développer une communauté de mécènes individuels et professionnels autour des valeurs du projet” commente Fabien Fabre qui fait directement référence au Klub Pavillon. La création de club de mécènes, initiative déjà observée dans d’autres domaines artistiques (opéra, danse…) et qui a fait ses preuves est une piste encore peu exploitée dans les arts numériques. Enfin Signal à Prague développe de nouvelles sources de revenus grâce à des expériences premium payantes comme la Gallery Zone, offrant un accès exclusif à des installations d’art numérique. Si le festival attire actuellement plus de 200 000 visiteur·euses par an dans ses sections gratuites, “l’objectif du projet est de capitaliser sur le fort attachement du festival en en affinant la segmentation du public, en améliorant la proposition de valeur des zones payantes et en augmentant la conversion des visiteurs gratuits en clients payant” explique Fabien Fabre. Toutes ces initiatives témoignent d’une volonté commune d’explorer des voies nouvelles pour financer et pérenniser les structures culturelles, tout en valorisant les synergies locales.
Enseignements des études
Lancées il y a seulement un an, les initiatives économiques des 4 structures culturelles, nécessitent encore du temps pour révéler leur plein potentiel financier. “D’ici un an, nous aurons le recul nécessaire pour évaluer ces approches, mais plusieurs enseignements émergent déjà”, souligne Fabien Fabre. Parmi ces leçons, l’importance cruciale d’une compréhension fine de son écosystème, tant local qu’international, apparaît comme un pilier incontournable. Une démarche qui commence par une étude détaillée des publics, un conseil que Martin Pošta, directeur de Signal Festival, résume ainsi : “Investissez dans la compréhension de votre public. L’analyse du comportement et des attentes des visiteurs fournit les informations essentielles pour créer une réelle valeur.” Dans des secteurs comme la musique, ces analyses sont largement répandues, permettant une segmentation fine des clientèles et une compréhension détaillée de leurs comportements, attentes et besoins. “Si l’on souhaite mettre en place une politique de billetterie équitable, adaptée aux publics comme aux structures, cette étape marketing est incontournable”, ajoute Fabien Fabre. Les festivals de musique ont su intégrer cette méthodologie, les arts numériques gagneraient donc à en faire de même. Cependant, cette approche reste encore marginale dans le secteur culturel, notamment en raison d’un manque de compétences spécifiques. “L’une des clés de réussite réside dans la collaboration avec des expert·es qualifié·es. Travailler avec des professionnel·les, comme l’agence de recherche qui nous a accompagnés, a été essentiel pour valider nos données avec précision”, explique Martin Pošta. Ainsi, pour ces structures en pleine transition, l’investissement dans la data et les expertises associées apparaît bien être le levier stratégique nécessaire à une pérennisation durable de leurs modèles hybrides.
Si le marketing est désormais reconnu comme un axe stratégique pour le développement des modèles économiques dans les arts numériques, la communication reste un levier encore trop peu investi, pourtant essentiel pour accompagner ces transformations. Cela commence en interne, comme le souligne l’étude menée par le Kikk Festival : “La première année est exigeante en termes de dynamique d’équipe et d’allocation des ressources, mais elle permet de mieux préparer la communication interne.” Un constat partagé par Fabien Fabre, qui pointe également l’importance de cette dimension pour atteindre les publics, les partenaires et les client·es. “Par exemple, un des axes d’amélioration pour le MIN (Marché des Imaginaires Numériques) serait d’intensifier la communication afin de lui donner un rayonnement plus large”, explique-t-il. Paradoxalement, ce retard dans l’investissement en communication contraste avec les pratiques des nouveaux acteurs privés qui se sont emparés de la création immersive grand public. Ces structures, souvent éloignées des institutions historiques, n’hésitent pas à déployer des moyens conséquents en marketing et communication pour promouvoir leurs expositions immersives. “Le problème, c’est que ces nouveaux arrivants drainent la valeur générée par la création numérique, alors même que leurs propositions artistiques ne sont pas toujours au niveau de celles des structures historiques”, commente Fabien Fabre. Cette concurrence soulève une question cruciale pour les acteur·rices traditionnel·les des arts numériques : comment regagner du terrain face à des opérateurs privés plus agressifs sur ces leviers ?
Une suite à imaginer ?
Digital Inter/Section s’apprête à clôturer cette phase d’étude en février 2025 mais garde en tête un objectif ambitieux : renforcer les liens entre les établissements et festivals d’arts numériques à l’échelle européenne. “Il existe trop peu d’initiatives de réseau à l’échelle européenne”, déplore Fabien Fabre. Face à ce constat, l’équipe envisage de lancer une tournée de conférences, visant à créer un espace commun de réflexion sur la diversité des modèles économiques existants. “L’idée est d’encourager ces initiatives, de partager des expériences, et, in fine, de contribuer à la résilience économique des acteur·trices du secteur”, ajoute-t-il. En mutualisant les savoirs et en ouvrant un dialogue transnational, Digital Inter/Section contribuera à bâtir un écosystème européen plus solide et plus pérenne pour les arts numériques. Autant dire une nécessité pour les années à venir.
Rédaction Adrien Cornelissen
L’auteur de l’article Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l’innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création. |
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