Article publié le 28/01/2025
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En 2024, suite à des échanges au sein d’HACNUM, Thierry Fournier et Gaëtan Gromer ont conçu une charte des bonnes pratiques pour l’accueil d’œuvres et d’artistes « en environnements numériques ». Cette charte a ensuite été proposée au regard d’un groupe de professionnel·les de la création numérique* au sein d’HACNUM, dont les instances l’ont ensuite votée. Son but ? Mettre en place un barème de rémunération, détailler les critères de prise en charge et préciser les conditions de monstration et de visibilisation. Plus qu’une intention de principe, cette charte engage aujourd’hui les adhérent·es d’HACNUM à mettre en œuvre des pratiques dignes et respectueuses et, par effet ricochet, à libérer la parole des artistes sur leurs conditions actuelles de pratique dans le secteur culturel.
La question de la rémunération des artistes demeure un sujet central dans tous les domaines culturels. Comme le rappelle Thierry Fournier, artiste, commissaire et co-initiateur de la charte, “l’argument éternel pour se dispenser de rémunérer les artistes est la visibilité donnée à leur travail. Cette situation a certes évolué ces dernières années du fait des actions menées par plusieurs collectifs et organisations professionnelles, mais elle persiste encore souvent pour les grandes expositions collectives et certains festivals.” Un paradoxe frappant, quand on sait que la culture et les Industries Culturelles et Créatives (ICC) constituent le 4ᵉ secteur économique en France. Alors que les festivals, centres d’art ou musées ne peuvent fonctionner sans les œuvres produites par les artistes, il est bon de souligner quelques statistiques alarmantes : selon le dernier rapport de l’Observatoire statistique du Ministère de la Culture en 2021*, le revenu annuel médian (tous modes confondus) des artistes plasticien·nes s’élevait à 9120 € bruts seulement (soit un peu plus de 600 € mensuels nets) ; aussi, moins de 1,8 % des sociétaires de la SACEM perçoivent un revenu équivalent ou supérieur au SMIC, et 98,2 % des auteur·rices-compositeur·rices ont donc des revenus en dessous de ce seuil (l’étude date certes de 2012, mais selon les expert·es reste néanmoins d’actualité). La majorité des artistes en France est donc mal rémunérée, voire pas du tout, à l’exception de quelques figures médiatiques. “Il est temps de sortir de ce modèle archaïque où la pratique artistique professionnelle reste réservée à une élite financière pouvant se permettre de travailler sans rémunération, ou à une poignée de militant·e·s prêt·e·s à tous les sacrifices.” observe Gaëtan Gromer, artiste, directeur artistique de Les Ensembles 2.2 et co-initiateur de la charte. Un risque donc pour le devenir de la création qui montre l’urgence d’instaurer un cadre clair pour garantir des conditions de travail décentes. Un paradoxe alors que la France dispose déjà d’un arsenal législatif censé protéger les auteur·rices. Alors, pourquoi cette précarité est-elle autant infusée du côté des artistes ?
L’urgence d’une charte pour visibiliser les problèmes
“La législation existe déjà, mais en réalité, elle est encore peu appliquée” déclare sans détour Thierry Fournier. L’objectif de cette initiative auprès de HACNUM est de conscientiser et outiller les professionnel·les des arts liés au numérique, vis-à-vis de ces enjeux cruciaux. “Les artistes, pourtant acteurs centraux du système, se taisent encore trop souvent. Nous pensons que disposer d’un référentiel collectif explicite mettra en lumière ces questions et encouragera les artistes à faire valoir leurs droits sans crainte,” ajoute-t-il. Concrètement, que contient cette charte ? Pensée comme un outil pratique, clair et accessible, elle s’articule autour de sept points spécifiques, destinés à encadrer et améliorer la rémunération des artistes, tout en favorisant une réelle reconnaissance de leur travail.
Les premiers points de la charte proposent donc l’instauration d’un barème minimal, essentiel pour assurer une équité entre les artistes et protéger les plus précaires. Faisant suite aux chartes d’Économie Solidaire de l’Art (dont Thierry Fournier avait été un des co-initiateurs·trices), de CARFAC-RAAV au Canada, Wages aux USA ou Paying Artists au Royaume-Uni, ce projet s’inspire également de travaux existants en France comme ceux du collectif La Buse, du référentiel du réseau ASTRE, les chartes de rémunération des auteurs dramatiques et des auteurs-illustrateurs jeunesse et enfin des travaux de l’Observation participative et partagée des arts visuels en Pays de la Loire. Le barème distingue clairement les honoraires de création, les frais de production et les défraiements, “des postes trop souvent amalgamés dans une enveloppe globale (notamment pour les résidences), donc au détriment de la rémunération des artistes, explique Thierry Fournier. Cette charte vise à clarifier ces distinctions. Elle se distingue surtout des précédentes par un barème, décent et viable, qui vise à éviter le social washing.” L’idée est d’opter pour des minima simples, peu de catégories, et des montants faciles à retenir, afin de rendre ce référentiel accessible et opérationnel pour l’ensemble des parties prenantes.
Une autre idée centrale de la charte porte sur les conditions de monstration et les enjeux d’inclusivité. “Il existe des lieux où les artistes sont bien rémunérés, mais où les conditions d’accueil sont mauvaises. Par ailleurs, nous devons intégrer dans nos pratiques des règles qui reflètent un idéal de société égalitaire, d’autant plus que les lieux d’accueil gèrent essentiellement de l’argent public.” observe Gaëtan Gromer. Thierry Fournier renchérit : “Au-delà de la rémunération, l’idée est aussi de veiller à la juste valorisation du travail des artistes. Cela implique notamment qu’ils·elles soient pleinement associé·es à l’élaboration et la validation de la communication sur leurs œuvres, dans un principe de respect de leur droit moral.” Cette démarche vise donc à garantir des conditions de travail dignes et respectueuses, tout en inscrivant les pratiques artistiques dans une logique d’équité et de reconnaissance.
Un work in progress avec de réelles ambitions
L’application de la charte repose sur une intégration progressive des engagements dans les pratiques professionnelles. “La première étape de mise en application au sein d’HACNUM sera de ne plus relayer ou être partenaires des appels à projets (AAP) qui ne respectent pas les éléments de la charte” annonce Gaëtan Gromer. Au-delà de ce rôle de régulation, HACNUM assume également un rôle de pédagogue, accompagnant ses adhérent·es vers une meilleure compréhension et mise en œuvre de leurs engagements. « L’objectif n’est pas d’adopter une communication stigmatisante mais de valoriser l’engagement des lieux signataires, en leur proposant de revendiquer explicitement cette charte » ajoute Thierry Fournier. Ce work in progress permet aussi d’intégrer de nouveaux enjeux. Parmi les priorités à venir, un groupe de travail sera prochainement mis en place pour réfléchir à l’amélioration des appels à projets. L’objectif est de simplifier les démarches pour les candidats, notamment en limitant les exigences inutiles ou irréalistes, tout en standardisant certains aspects pour faciliter le travail des deux côtés. Quant à l’inclusivité, “C’est un sujet que nous devons réellement approfondir pour intégrer dans la charte certains aspects spécifiques” précise Gaëtan Gromer.. L’IA générative qui soulève également des problématiques cruciales sur les droits d’auteur pourrait également devenir un futur axe de travail. Un cadre évolutif qui vise finalement à construire une dynamique collective et vertueuse pour le secteur culturel.
Dans un contexte où les coupes budgétaires menacent l’écosystème artistique, cette charte apparaît comme un outil crucial, notamment pour que “des efforts budgétaires”, s’il y a, ne pèsent pas uniquement sur les épaules des artistes. “HACNUM peut devenir un laboratoire d’actualisation des barèmes laissés en suspens et du bien-être des artistes dans le secteur culturel. Et puis nous pensons également à élargir le projet et les signataires pour (ré)engager un dialogue avec le ministère” affirme Thierry Fournier. La reconnaissance des artistes passe par une répartition équitable des ressources et une rémunération juste. Cette charte des bonnes pratiques n’apparaît pas seulement un référentiel technique, mais s’inscrit comme un véritable manifeste pour replacer les artistes au cœur de la création. C’est tout sauf un détail !
Rédaction Adrien Cornelissen
* Cette charte a été conçue par Thierry Fournier (artiste et curateur, La Loupe) et Gaëtan Gromer (artiste et producteur, Strasbourg). Ses termes ont ensuite été discutés et ajustés lors d’échanges menés pendant un an au sein du réseau avec : Juliette Bibasse (curatrice, Bruxelles), Eli Commins (directeur, Lieu Unique, Nantes), Valérie Perrin (directrice, Espace Multimédia Gantner, Bourogne), Emmanuelle Raynaut (artiste, Cie AREP, Paris), Adelin Schweitzer (artiste, Deletere, Marseille), Clémentine Treu (directrice artistique, Saint-Ex, Reims) et Mathieu Vabre (directeur artistique, Biennale Chroniques, Marseille). Elle a ensuite bénéficié des retours des membres du comité exécutif et du conseil d’administration d’HACNUM.
L’auteur de l’article Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l’innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création. |
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