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Spectacle Vivant, Scènes Numériques : inclure de nouveaux publics ?

Article publié le 05/10/2024

  • #RETEX

Temps de lecture : 7 min

© Dark Euphoria – Céline Delatte

En juillet dernier à Avignon, SVSN questionnait la manière dont les technologies immersives permettent d’ouvrir le spectacle vivant à de nouveaux publics. Tour d’horizon d’initiatives cherchant à inclure des personnes en situation d’empêchement et à aller à la rencontre d’une nouvelle génération de spectacteur·rices.

À l’heure de la fracture sociale, numérique et générationnelle, la création numérique peut-elle être un vecteur d’inclusivité, de par sa forme ou son écriture ? C’est le pari fait par certaines scènes et équipes artistiques.

Les technologies immersives au service de l’inclusion

Qui sont d’abord les personnes à inclure, éloignées des lieux de spectacle vivant ? Si la table ronde, proposée à SVSN – et modérée par Laurence Le Ny – focalise plus particulièrement sur les personnes porteuses de handicap, elle promeut la compréhension de cette problématique dans une acception large. 

Eric Minh Cuong Castaing évoque ainsi plusieurs projets menés par la Cie Shonen dont le projet est de « créer des dispositifs de relations et de rencontres entre des personnes en situation d’empêchement – handicap, géographique, géopolitique ». Le chorégraphe et artiste visuel évoque ainsi Phoenix, pièce menée avec des danseurs à Gaza via Skype en 2017, le projet Hiku, permettant à des personnes en retrait social radical de parler de leur vie à travers la machine, ou encore le projet _p/\rc___, commandé par le Théâtre du Châtelet. Dans ce dernier, une dizaine de robots sont pilotés par des enfants autistes, donnant lieu à des chorégraphies, un dialogue, une interaction avec le public. À travers ces multiples projets, Eric Minh Cuong Castaing relève une attention fondamentale dans l’usage des technologies : « Ce qui nous intéresse, c’est comment faire rencontre ».

Daniela Garcia, co-fondatrice et directrice générale de Sound X partage, quant à elle, le projet mené avec la Philharmonie de Paris. Après trois ans de recherche et développement, l’entreprise a expérimenté, en 2023, une interface connectée à un sac à dos vibrant, permettant à des personnes en situation de surdité de ressentir la musique, tout en étant actives dans leur expérience. Pour finir, Clément Thibault, directeur des arts visuels et numériques du Cube Garges, évoque le rendez-vous 3e oeil, programme destiné aux personnes mal et non-voyantes. Mais il défend plus largement l’idée d’« être un lieu ressource » qui invite les publics « à venir participer, intégrer le processus même de fabrication des pièces et œuvres d’art ». Une ambition que le jeune lieu, ouvert il y a un an et demi seulement, vise avec humilité. 

Malgré la diversité des projets, tous les trois s’accordent sur la méthode à suivre pour faire des technologies et des arts immersifs une plus-value en termes d’inclusivité. Tout d’abord : s’immerger soi-même pour comprendre les publics, leurs réalités, leur sensibilité, défaire ses préjugés. Ensuite, rassembler un ensemble de partenaires du champ social, médical, culturel et de la recherche : « créer des ponts, un écosystème », évoque Daniela Garcia. Puis entrer dans une démarche expérimentale permettant d’adapter le dispositif, « quitte à renoncer à certaines technologies » témoigne Eric Minh Cuong Castaing. Une étape qui permet in fine de renouveler en profondeur les approches.

La Cie Shonen constate que « le dispositif frontal ne fonctionne pas, [qu’]il appartient à un système validiste » tandis que « la proximité permet de vivre une expérience différente ». Pour Clément Thibault, l’expérience immersive proposée par le programme 3e oeil au Cube Garges ne doit pas être réservée aux personnes mal ou non-voyantes car « il ne s’agit pas de ségréger, mais d’ouvrir ». Daniela Garcia va encore plus loin en témoignant de l’impact de l’expérimentation menée à la Philharmonie sur les « publics habitués ». Un monde très codé « où le public est assis et silencieux ». Elle y introduit cinq personnes sourdes, dialoguant en langage des signes, remuant les mains. Tandis qu’elle confie être un peu gênée au départ de « déranger » ainsi, elle change de focale. Cette expérience est aussi, pour le public habitué, l’occasion de rencontrer ce nouveau public d’habitude invisible : « Il faut créer de la tolérance car l’autre ne va pas forcément avoir un comportement habituel, il faut aussi l’accepter, et pourquoi pas faire évoluer les codes », partage-t-elle. 

© Dark Euphoria – Céline Delatte

Clément Thibault prolonge ce constat en évoquait l’enjeu d’acculturation des équipes des lieux, ramenant la notion de public à une vision plus singulière : « Nous touchons en fait des individus qui ont des besoins très différents les un·es des autres ». Au sein du Cube Garges, cela implique de modifier la signalétique, changer de mobilier, revoir l’organigramme pour plutôt prendre en compte ces spécificités dès le début d’un projet.

L’enjeu d’inclusion invite finalement à réinterroger « l’histoire de l’art – avec dispositif théâtral, occidentale, blanche – sur laquelle on s’adosse », selon Eric Minh Cuong Castaing. Il avance l’idée d’une « convergence des luttes », faisant du handicap « la mère des batailles » et l’occasion de repenser « comment donner à voir des corps différents qui vont amener des spécificités, une philosophie de vie »

À la rencontre d’une nouvelle génération de spectateur·rices

« Assez rapidement, la question du renouvellement des publics se pose que l’on soit artiste ou en direction de salle » partage Jean Boillot, metteur en scène de la Cie La Spirale. Cette autre table ronde pose la question des publics sous l’angle : « Comment s’adresser à la jeunesse, aux jeunesses ? Les technologies interactives sont-elles les bons outils pour renouveler les publics ? » énonce sa modératrice, Marie Point. S’appuyant sur l’article de l’Observatoire des politiques culturelles « Un portable sinon rien » d’Aurélien Djakouane, Jean Baillot énonce ce fait : « Le portable est devenu le principal terminal culturel des jeunes. Tout ou presque passe par là, il faut savoir l’utiliser à des fins artistiques ».

À l’Opéra National de Lorraine, l’institution a lancé une vaste opération pour « décloisonner les genres et proposer une nouvelle forme de spectacles » à travers son programme NOX (Nancy Opera Xperience). Sa responsable de la communication, Amandine De Cosas Fernandes, prend appui sur la création portée par Kevin Barz en 2024, intégrant le numérique dans sa mise en scène et proposant (surtout) un jumeau numérique du spectacle dans le métavers.

Un projet qui a nécessité de penser une médiation adaptée au numérique et a réuni environ 170 personnes en ligne. S’il a pu « donner envie de venir dans la salle », aucune mesure n’a cependant permis de mesurer le transfert effectif des personnes en salle. Pour Amandine De Cosas Fernandes, le projet a néanmoins permis de faire « prendre conscience de l’ambition de l’Opéra de casser les codes et remettre en question l’image très classique de cet art – « poussiéreux » pour certain·es ».

Pour Yannick Marzin, directeur de MA scène nationale, « la question du public n’est pas seulement une opportunité liée à un médium mais plutôt une question constante : celle de l’adresse aux publics ». Et si l’objet numérique « n’est pas que pour les jeunes », il s’agit plutôt d’une « recherche constante sur ce que nous pouvons faire avec », posant la question de « l’accompagnement de nouvelles écritures ». Évoquant les projets menés par la scène nationale autour de la radio de création, il voit dans ces nouveaux formats un élargissement des usages et des pratiques, une source de réflexions et une opportunité d’interroger les évolutions sociétales. Jean Boillot prolonge cette pensée par le concept d’« écriture adressée » : « Comment dans la conception même du projet, nous pouvons réfléchir à des adresses singulières ?». Prolongement d’expérimentations de théâtre distancié menées pendant le covid, le Nouveau Décaméron, laboratoire de dramaturgie augmenté, part du postulat que le médium numérique est intéressant mais nécessite une écriture spécifique. Le premier format est celui du « théâtre prêt-à-jouer », testé pendant le festival d’Avignon à travers le spectacle L’Arbre de Mia : une expérience théâtrale immersive et participative où les spectateur·ices sont aussi les acteur·rices, par le biais d’un smartphone qui transmet leur rôle.

Il est l’aboutissement d’une « écriture à plusieurs mains » par un groupe d’artistes et de technicien·nes aux cultures professionnelles différentes (théâtre, game design..), faisant « le même métier, mais pas tout à fait ». Un point commun cependant : la « transformation importante du spectacteur·ice, qui glisse vers la notion de joueur·se ». Une tendance portée le jeu vidéo (pratiqué aujourd’hui par 69% de la population française, selon l’AFJV), relevant « une aspiration à de l’activité, de la participation ».  

Des enjeux complexes pour les prochaines années

Deux points communs semblent ainsi ressortir de ces deux discussions interrogeant l’adresse à de nouveaux publics. Le premier est celui de la mise en débat du dispositif frontal, pour aller vers plus d’interactivité, de participation des publics, voire d’échange entre les publics. « Cela va remettre en question l’architecture, la forme même des salles » prévoit Jean Boillot. Le second est celui de l’impact de ce nouveau type de projets sur les structures de diffusion comme en témoigne le directeur de MA scène nationale faisant mention d’un choix stratégique qui demande un investissement à pérenniser pour « créer une marque » et rentabiliser « l’énergie déployée ». Il note également l’impact organisationnel, produisant « une vraie mutation à l’intérieur même de vieilles maisons comme celle que je dirige » se traduisant par un besoin en formation, de nouveaux équipements, des temps de création plus long, le recrutement de nouvelles compétences (recherche de financements, développement de collaborations dans une logique de filière…). S’apprête-t-on à vivre une véritable révolution – sinon numérique – de la forme et du fonctionnement des institutions culturelles ? Et par cette métamorphose, l’art pourra-t-il aller vers plus d’inclusivité ? La route semble longue, mais indétournable.

Rédaction Julie Haméon 

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