Article publié le 10/12/2024
Temps de lecture : 4min
Alvinella Ophis – Dana Armour
L’IA est-elle soluble dans l’art contemporain ? Une nouvelle initiative, le Sigg Art Prize, tend à le démontrer. Pour sa première édition, le prix couronne l’artiste-chercheuse Dana-Fiona Armour pour l’intégration de l’intelligence artificielle dans son installation vidéo interactive, Alvinella Ophis.
Du sable à l’infini. Un univers désertique, dystopique et minéral où se meut une étrange créature hybride mi-ver, mi-serpent. Non, il ne s’agit pas d’un énième trailer de Dune, mais de l’œuvre interactive Alvinella Ophis, impressionnante installation vidéo animée en 3D créée par l’artiste-chercheuse Dana-Fiona Armour, lauréate du premier Sigg Art Prize, une initiative « visant à redéfinir les frontières de la création artistique par l’intégration de l’Intelligence Artificielle (IA) ». Des éléments interactifs, comme des capteurs infrarouges détectant la présence thermique, imitent les capacités sensorielles d’un python. L’IA traite ces données pour créer des réponses visuelles dynamiques, accompagnées d’un paysage sonore quadriphonique. « Contrairement à ce que l’on pensait il y a encore quelques décennies, le désert n’est pas un lieu mort. Les zones arides regorgent de vie et interrogent notre relation à l’anthropocène, aux conditions extrêmes, aux autres formes du vivant, etc. », explique le commissaire Dominique Moulon, président du jury. Dana-Fiona Armour, artiste d’origine allemande basée à Paris et diplômée des Beaux-Arts est justement férue de biotechnologie, de symbiose art-science, de dialogue inter-espèces… « Les artistes s’emparent depuis longtemps de ces questions et mettent parfois un soupçon de design spéculatif dans leur travail pour reconsidérer le vivant autrement, ajoute Dominique Moulon, Les artistes sont des éponges, ils nous donnent des clés de lecture du monde dans lequel on vit. »
IA & Art, un prolongement des missions de la fondation
Heureuse élue du premier Sigg Art Prize, Dana-Fiona Armour a été couronnée lors d’une cérémonie privée à l’Asprey Studio pendant la Frieze. La date et le lieu ne doivent rien au hasard. Si ce nouveau prix a été remis alors que la fameuse foire d’art contemporain londonienne battait son plein, c’est parce qu’il titille les limites entre art plastique et numérique en valorisant l’intégration critique de l’IA dans la création contemporaine. Rien d’étonnant non plus, puisqu’il a été lancé par une fondation d’art privée, la Sigg Art Foundation. Créée en 2020 par Pierre Sigg, elle abrite la collection de cet entrepreneur suisse amateur de technologies qui rassemble aussi bien des chefs d’œuvre de l’art moderne que des œuvres récentes d’artistes émergent·es questionnant les relations entre médiums traditionnels, en particulier la peinture, et le numérique. En soutien à la création actuelle, la fondation organise également des résidences internationales d’artistes et des programmes d’échanges en France et en Arabie Saoudite, pays de résidence de Pierre Sigg.
Dès lors, lancer un prix a été imaginé comme un prolongement « naturel » des missions de la fondation, comme l’explique Maurine Sigg de la fondation Sigg Art : « Connu pour sa collection d’œuvres d’art considérable, Pierre a commencé par accueillir des artistes en résidence dans sa maison familiale du Castellet, en France, avant de fonder la Sigg Art Foundation. Cette organisation à but non lucratif incarne une vision de s’engager activement dans le monde de l’art au-delà de la collection, en offrant aux artistes un environnement propice à l’évolution de leurs idées, en particulier ceux qui travaillent à l’intersection des médiums traditionnels et des technologies émergentes. » Et pourquoi un prix spécifiquement consacré à l’IA ? « La Sigg Art Foundation a l’intime conviction que l’IA n’est pas simplement une autre innovation technologique destinée à être rapidement supplantée, mais plutôt une transformation aussi profonde et significative que l’émergence de la photographie pendant la révolution industrielle », poursuit Maurine Sigg. « Il est crucial de souligner que l’IA, dans notre vision, reste un support – un moyen d’engager et d’approfondir le dialogue, plutôt qu’une fin en soi. Nous voyons ainsi l’IA comme un catalyseur potentiel de nouvelles formes d’expression, tout en restant fermement ancrés dans l’importance primordiale des interactions interpersonnelles. »
Une dotation financière et une résidence
Doté de 10 000€, le prix permet également au lauréat et aux sept artistes de la shortlist d’entrer en résidence au Castellet pendant un mois. Pour cette première édition, la fondation a invité les candidat·es à plancher sur le thème « Future Desert » en retenant trois critères clés – l’intégration de la technologie, l’innovation et l’impact artistique -, décortiqués par un jury rassemblant une dizaine de personnalités issues du monde de l’art, de la technologie et de la philosophie. On y croisait Nicolas Bourriaud, directeur artistique de la 15e Biennale de Gwangju en Corée du Sud ; Joseph Fowler, responsable Art et Culture du Forum Économique Mondial ; la philosophe Anna Longo ; la curatrice Anne Stenne ; l’universitaire Antonio Somaini ou encore Gediminas Urbonas, directeur du programme Art, Culture et Technologie du célèbre MIT. Mais pas seulement. Invitée surprise de ce jury de haut vol, une IA concoctée par l’artiste Grégory Chatonsky a également disséqué les projets en utilisant des modèles d’apprentissage automatique associés à la vision par ordinateur. Et émis ses conclusions via le clone vocal de son auteur. « L’idée était de solliciter cette IA au même titre que les autres membres du jury pour qu’elle donne son humble avis sur la qualité des propositions », raconte Dominique Moulon, le président du jury. « Son analyse était nourrie de réflexions sur l’art contemporain, sur l’intelligence artificielle, sur la qualité de la production et du processus de création ou encore sur l’originalité du thème. Et j’avoue que j’ai été assez surpris par la précision de son regard. »
« Suite à l’engouement et aux répercussions positives que nous avons reçu pour cette première édition – ce prix a une ambition annuelle – et nous annoncerons très prochainement l’édition 2025 où nous souhaitons intégrer l’artisanat, le design et la mode, en discussion avec l’IA », se réjouit Maurine Sigg. Après les déserts dystopiques, place à l’« Artisanat Artificiel ». Un sujet qui fera certainement écho à l’exposition très attendue du Jeu de Paume en 2025, « Le Monde selon l’IA ».
Rédaction Carine Claude
L’autrice de l’article Diplômée de l’École du Louvre et de la Sorbonne, Carine Claude est journaliste et critique d’art, spécialiste des arts numériques et des nouveaux médias. Elle a été directrice de l’information de l’agence de presse Art Media Agency et a travaillé pour L’Express, La Tribune, Poptronics ou encore MCD. Ex-Cheffe du service info de Makery, un média en ligne dédié au mouvement maker, elle est rédactrice en chef de la revue d’art AMA. Elle enseigne également l’économie du marché de l’art à l’IESA et le journalisme culturel à la Sorbonne. |
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