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Quand les arts numériques bousculent les frontières du cinéma documentaire

Article publié le 25/01/2024

  • #RETEX

Temps de lecture : 4min

Madotsuki – Biennale Nemo
© Topaz Denoise

À mi-chemin entre cinéma et arts numériques, l’artiste français Ismaël Joffroy Chandoutis développe une pratique hybride et unique. Un “cinéma sans caméra”, qui s’inscrit dans le geste documentaire pour mieux en casser les codes.

C’est à l’adolescence que tout commence pour l’artiste qui investit dans sa chambre d’ado “The Movies”, jeu de gestion dans lequel l’utilisateur·rice incarne un réalisateur de films. À défaut de caméra, Ismaël Joffroy Chandoutis y bidouille ses premiers “machinimas”, courts-métrages conçus à partir de séquences tirées d’un ou plusieurs jeux vidéo. La voie du cinéma semble alors toute tracée pour celui qui entreprend des études de monteur puis de réalisateur, en passant par la critique. 

Ces premières expérimentations sont déterminantes, puisqu’il développe par la suite un cinéma hybride, dans lequel l’image est une matière plastique comme une autre, malléable à souhait. Plus proche de l’œuvre contemplative que du film d’action grand public, l’impératif narratif n’y est plus indispensable : “Je pense la chose sur des éléments purement plastiques, comme quelqu’un qui viendrait peindre sur de la pellicule, et pas forcément sur une convention d’histoire avec un début, une fin, un scénario, une morale” à l’image de Virtual Kintsugi (2023), œuvre purement esthétique basée sur des images générées à l’aide d’une Intelligence Artificielle à partir de la description orale de tableaux en cours de restauration.

Sur les traces du prolifique réalisateur allemand Harun Farocki, Ismaël Joffroy Chandoutis ne s’interdit aucune forme, aucun genre pour créer. “C’est toujours le sujet qui m’amène à réfléchir le concept et sa représentation”. C’est particulièrement flagrant dans Maalbeek (2020), œuvre primée (César du Meilleur Court Métrage Documentaire, 2022) dans laquelle le cinéaste utilise la photogrammétrie comme métaphore de la fragmentation de la matière et de la mémoire. À contre-courant de l’habituel déluge médiatique, le cinéaste précise “le jeu des terroristes c’est de terroriser par l’image, à partir de là je ne pouvais pas utiliser les mêmes outils”. En résulte des images choquantes, non pas parce qu’elles montrent mais au contraire par l’étrange beauté froide qui s’en dégage. Chaque projet est alors l’occasion de développer une nouvelle grammaire audiovisuelle. De l’esthétique “wireframe” d’un GTA désossé comme illustration de notre interconnexion moderne dans Swatted (2018), à la génération par l’IA dans ses derniers travaux : “c’est le propre de l’artiste que de détourner les outils”.

Capter l’irréel

L’Intelligence Artificielle, c’est justement la dernière plateforme d’exploration de l’artiste, une révolution technologique et artistique qui offre autant de nouvelles possibilités qu’elle soulève de problématiques inédites. Bien loin des images lisses et ultra-réalistes que l’on commence tout juste à découvrir ces derniers mois, dans son court métrage Madotsuki_the_dreamer, présentée sous forme d’installation, il puise plutôt dans ce que l’outil peut créer d’inachevé, de grossier : “ce qui m’intéresse avec l’IA c’est de travailler l’informe, l’inconsistant et le polymorphique […] d’arrêter la représentation avant que l’image soit tout à fait formée”. L’outil se révèle idéal pour explorer la multiplicité et l’ambiguïté de Joshua Ryne Golberg, un jeune américain ayant trollé des dizaines de communautés d’Internet dans les années 2010. Il offre également l’opportunité d’aborder les notions d’authenticité sur le web, tout en dévoilant en filigrane les biais potentiels et les lacunes inhérentes au traitement médiatique. Quitte à délaisser complètement la caméra ?


Après avoir exploré la problématique des deepfake pendant plusieurs années, il se plonge dans les modèles Open Source, pour pouvoir contrôler et maîtriser toujours plus subtilement ces nouveaux outils créatifs tout en évitant la censure imposée sur les plateformes grand public “J’entraîne mes propres modèles d’images, c’est là où je pense qu’on peut trouver vraiment sa singularité au niveau des images générées”. Manière également de ne pas dépendre de modèles construits dans une certaine opacité, lui qui se dit aussi enthousiaste à l’IA que concerné par la façon dont cette révolution technologique s’est mise en place : “Tou·tes les artistes se sont fait plumer leurs données et le droit d’auteur n’est pas respecté. Je pense qu’il n’y a aucune solution pour récupérer ça, mais il y a une régulation intelligente à venir pour que la logique de marché arrête d’outrepasser toutes les lois”.

L’ère des mondes simulés

D’abord aventure purement visuelle, l’outil s’est peu à peu mué en un véritable dispositif démiurgique avec l’apparition des “Large Langage Model”, modèles de génération textuelle à la sauce chatGPT. Il n’en fallait pas moins pour pouvoir traiter la quantité astronomique de données récupérées sur Joshua Ryne Golberg, dont “Madotsuki_the_dreamer” n’est qu’un des nombreux avatars. Pour retracer le parcours de cet addict du numérique connecté jusqu’à vingt heures par jour de ses dix à vingt ans, Ismaël Joffroy Chandoutis insiste : “J’avais besoin d’un outil dans lequel je pouvais faire des requêtes, des classements instantanées, mettre en relation des choses, poser des questions précises sur des domaines, etc”.

Pour l’instant à l’état de court-métrage linéaire, celui-ci pourrait grâce à ces outils s’étoffer d’une infinité de nouvelles versions, naviguant inlassablement à travers la mémoire numérique reconstituée de ce personnage aux milles visages. Inimaginable il y a peu, ce projet comme d’autres à venir pourrait bientôt muter en une œuvre générative et autonome dans laquelle les scénarios, les discussions et les images seraient générées en temps réel à partir de modèles spécialement créés. “J’aimerais bien arriver à un moment donné à créer des œuvres génératives en visuel infini et en dialogue infini […] D’ailleurs, il se peut qu’au final, je fasse du jeu vidéo. […] Mais le mot « jeu vidéo » ne convient pas, on va dire de l’art interactif.

Rédaction Romain Astouric 

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