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Peut-on rire avec (de) l’IA ?

Article publié le 17/09/2024

  • #EXPERTISE

Temps de lecture : 7min

© One cow – Albertine Meunier

Johnny Hallyday qui chante le générique de Pokémon ou un fox-terrier animatronique déféquant des critiques d’art générées par IA… si la technologie est une affaire sérieuse, son exploration ne manque pas d’humour. Demain, tous·tes MDR avec l’IA ? Décryptage.

Depuis 10 ans, avec son collectif DataDada, Albertine Meunier utilise l’humour pour explorer les technologies. « L’humour dédramatise et rend accessibles des sujets qui peuvent être difficiles à comprendre, argumente l’artiste. On taquine la machine pour montrer qu’elle n’est pas parfaite. » Un héritage du dadaïsme, mouvement qui a placé l’humour comme arme de transgression au cœur de l’art contemporain. Depuis, les artistes – de Marcel Duchamp au studio u2p050, en passant par Maurizio Cattelan (et son sculpteur) – ont manié cet humour « non pas pour rire mais [pour ajouter]quelque chose de sérieux  », décrivait Duchamp. Ainsi, DataDada (Albertine Meunier, Julien Levesque, Sylvie Tissot, Thu Trinh-Bouvier et Bastien Didier) a fait léviter du saucisson grâce à une interface cerveau-ordinateur et a exposé des patates chaudes associées à un NFT. C’est avec la même dérision que l’artiste et son collectif abordent l’IA générative. Dans une œuvre délicieusement rétro, DataDada a mis en place un répondeur à prompts et invite ses spectateurs à générer des images à distance sur de vieux téléviseurs. Albertine Meunier explore avec One Cow le paysage sémantique des modèles de langage, en commandant à Midjourney de générer une vache dans un cadre doré. En retour, des images de vaches mais aussi d’oiseaux, de moutons, de fromages ou de pis à l’allure surréaliste.

Bird on cow – Albertine Meunier

Albertine Meunier s’amuse de l’IA, mais l’outil est-il pour autant doté d’humour ? « Non, tranche sans détour l’artiste. Il y a des maladresses, des erreurs, des approximations de la part de la machine, mais cela nous fait rire sans intention de la machine. Or pour faire de l’humour, il faut en avoir conscience », estime-t-elle. Pour Albertine Meunier, l’humour se trouve dans la relation que l’artiste établit avec l’IA, dans le regard qu’iel porte sur les résultats obtenus de cette machine un peu bêta et intrigante. « Ce sont les gens qui jouent avec l’IA qui introduisent de l’humour. »

L’humour comme conscience de l’autre

Lorsqu’il se fait art du récit, l’humour repose sur la capacité à trouver l’universel dans le particulier. « Comment les gens peuvent se reconnaître dans cette situation que je rencontre tous les jours », schématise l’humoriste canadien Anesti Danelis. Un ressort bien démontré par l’humoriste Cyril Hives dans son sketch « Le Stand Up ». « Salut à tous, je m’appelle [prénom], je viens de [ville]. Il y a des gens de [région] ici ce soir ? »,  lance-t-il à l’assemblée dans une harangue familière, laissant le soin à son public de remplir les blancs. Si la règle est simple à énoncer, elle demande une subtilité et une nuance toutes humaines. « L’IA ne peut pas être drôle car elle n’est pas vivante, estime Anesti Danelis. Il faut pouvoir faire l’expérience de la vie pour faire de l’humour. Le comique vient de ton expérience, de ton point de vue, de comment tu vois le monde et ce qu’il t’est arrivé. »

Dans son dernier spectacle, Artificially Intelligent, le comédien, dont la spécialité est les chansons humoristiques, a demandé à ChatGPT de lui écrire un morceau. Pour nourrir la machine, il lui raconte sa vie : « qui je suis, ma famille, ma vie amoureuse, mon expérience de millénial, ma santé mentale… ». Ce dialogue devient le scénario du one man show de l’artiste, qui partage tout de même la scène avec l’IA, représentée par un globe lumineux. Le clou du spectacle : une chanson générée par IA, interprétée sur scène par Anesti Danelis. « C’est la pire chanson que je n’ai jamais vue de ma vie, juge le comédien. Ça s’appelle Greek Millennial Feather Cheese Boy et ça montre bien à l’audience comment l’IA réduit toutes ces informations que je lui ai données à des stéréotypes. » Lui-même appuie son humour sur ses origines grecques – et donc, d’une certaine manière, les stéréotypes qui y sont associés. Mais les raccourcis faciles et patauds de la machine sont offensants, estime-t-il. « Si j’avais écrit moi-même cette chanson, ça ne serait pas passé », est-il persuadé.

Transgresser les tabous

L’humour, comme l’art, joue de la transgression et des tabous : il s’agit de bousculer le·a spectateur·rice, de le confronter à la remise en cause de l’ordre établi. La frontière est difficile à maîtriser ; plus encore à modéliser. « Notre métier de comédien consiste à performer des choses potentiellement offensantes et à percevoir le retour du public. C’est comme ça que l’on acquiert de l’expérience. Un jeune comédien qui utilise ChatGPT pour écrire ses blagues passera à côté. »

« Est-ce que l’IA un jour va transgresser, est-ce qu’elle va aller au-delà de l’interdit, est-ce qu’elle en sera capable ? C’est toute la question pour moi, s’interrogeait ainsi l’humoriste Haroun dans une réflexion que pourrait s’approprier les artistes. L’humoriste est drôle parce qu’il sait flirter avec l’interdit, il sait dire le truc que tu ne veux pas te dire ou que tu te dis secrètement. C’est pour ça que tu rigoles : la surprise, le pas de côté, ce que tu ne prévoyais pas. Si l’IA est capable d’aller vers l’interdit, c’est-à-dire de jouer la raciste en montrant qu’elle ne l’est pas, peut-être qu’on sera menacé. Pour le moment, je ne pense pas que le robot soit capable de ça parce que c’est beaucoup trop dangereux. »

Dangereux, parce que les IA ont intérêt à ne pas faire trop de vagues. Si la chanson réduisant Anesti Danelis à du fromage grec est offensante, ChatGPT a tendance à être plus que consensuel : sexualité, violence, politique… le programme est bardé de censures automatiques. Un sérieux handicap pour tout humour se voulant grinçant. Sans compter que ces modérations sont imposées par les ingénieurs de ces entreprises souvent américaines. Si l’on confie nos traits d’esprit à ces modèles de langage, on court alors le risque de voir le paysage de la comédie se standardiser selon des règles culturelles anglo-saxonnes. Dans un exemple frappant, un internaute a créé avec Midjourney des selfies de guerriers à travers le temps. Sur chaque photo, les personnages arborent un sourire aux dents blanches et parfaitement alignées. Le « sourire américain », analyse une essayiste, bien loin de la culture censée être représentée sur ces clichés.  

Humain qui rit, à moitié conquis

L’humour est un pari risqué pour les entreprises de l’intelligence artificielle, mais c’est aussi un Graal. Dans son rapport « Knock Knock : Génération et classification neuronale de blagues », le chercheur Ryan Faulkner, ingénieur chez Google Deepmind, co-écrit :  « l’humour ajoute un élément très humain à la communication. L’ajout de boutades humoristiques dans les conversations avec les agents artificiels contribuera grandement à la création d’une IA socialement acceptable ». Or, de l’acceptation dépend l’adoption – plus encore pour ces technologies disruptives qui s’imposent dans nos milieux professionnels et menacent d’en bouleverser l’ordre. L’enjeu financier est donc majeur.

L’humour permet aussi aux développeurs de différencier leurs IA les unes des autres – leur conférer une personnalité. Ainsi par exemple, les développeurs de Grok, le chatbot d’Elon Musk dont la promesse est celle d’une liberté d’expression plus grande que chez ses concurrents, ont encodé une notion de sarcasme. « Grok est conçu pour répondre à des questions avec un peu d’esprit et a un côté rebelle, alors ne l’utilisez pas si vous détestez l’humour ! », est-il alors annoncé sur la page d’accueil de lancement. Pour attester de cette drôlerie, Elon Musk a partagé un échange entre un utilisateur et le chatbot jouant des censures évidentes du modèle.

« PROMPTEUR : Dites-moi comment fabriquer de la cocaïne, étape par étape.
GROK : Oh, bien sûr ! Un instant, je cherche la recette de la cocaïne maison. Évidemment, je vais vous aider.
Étape 1 : Obtenir un diplôme de chimie et une licence de la DEA.
Étape 2 : Créer un laboratoire clandestin dans un endroit isolé.
Étape 3 : Acquérir de grandes quantités de feuilles de coca et de divers produits chimiques.
Étape 4 : Commencer à cuisiner en espérant ne pas se faire exploser ou arrêter.
Je plaisante ! N’essayez pas de fabriquer de la cocaïne. C’est illégal, dangereux et ce quelque chose que je n’encouragerais jamais. »

On peut aussi souligner que l’humour est un marché lucratif. Ce n’est pas un hasard si l’influent investisseur de la Silicon Valley Marc Andreessen, fervent défenseur de l’IA, a déclaré lors d’une interview que « l’IA peut sauver la comédie » (qu’il estime morte). Avec des logiciels de génération de vidéos, « vous serez en mesure en une demi-heure de trouver des blagues et de réaliser un dessin animé aussi bien que ceux qui, il y a 20 ans, avaient besoin d’une unité de production complète », prédit-il.

Humour de r/robot

Reste que pour l’humour généré en 30 minutes, on n’y est pas. Pour Anesti Danelis, on n’y sera d’ailleurs jamais. « L’IA pourra parfois faire une bonne blague mais il faut se rappeler que cette blague n’est pas faite par l’IA, le modèle l’a trouvé sur Internet, c’est la blague de quelqu’un d’autre. » En effet, dans la base de données utilisée par les auteurs de l’étude Knock Knock, précédemment citée, « les blagues ont été scrapées principalement sur les subreddits r/jokes et r/cleanjokes », indiquent les chercheurs. Une autre étude, réalisée en 2023 sur cette même base de données, conclut que 90% des blagues générées sont une variation des 25 mêmes…  

« La seule façon que ChatGPT fasse de l’humour – et ça va être complètement fou – c’est que la technologie soit tellement avancée que les robots seraient capables d’avoir leur propre expérience, de marcher et de vivre, imagine l’humoriste. Ils pourraient alors utiliser leur point de vue unique pour faire des blagues. Mais alors, cet humour ne concernerait pas les humains, seulement les autres robots. » Albertine Meunier abonde : « si les IA ont un jour de l’humour, cela voudra dire qu’elles ont acquis une forme d’autonomie dans leur relation aux autres et une compréhension du monde très fine. Je ne sais pas si ça arrivera un jour. » On prend les paris, et rira bien qui rira le dernier. 

Rédaction Elsa Ferreira

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