Article publié le 17/03/2025
Temps de lecture : 7 min
N+N Corsino – EVENT by ELEVEN © Stéphane Bailby
Comment la recherche peut-elle accompagner les industries culturelles et créatives dans leur transformation numérique et leur adaptation aux défis économiques et sociaux ? C’est la question centrale du programme de recherche Industries culturelles et créatives (PEPR-ICCARE), un programme piloté par le CNRS et structuré en sept programmes de recherche. Parmi eux, HARMONIE ambitionne d’expérimenter de nouveaux espaces de rencontre pour repenser la création, la production et la diffusion des technologies immersives et de l’intelligence artificielle. Sa journée de lancement, organisée à Marseille en mars 2025, s’est distinguée par une approche singulière, mêlant échange et parcours expérientiel.
Le rendez-vous s’est tenu au tout nouveau LaboFriche, au cœur de la Friche la Belle de Mai, où près d’une centaine de chercheur·euses et de professionnel·les des ICC s’étaient réuni·es à l’invitation du laboratoire PRISM (CNRS), porteur du projet HARMONIE. “Dans le cadre de France 2030, notre mission est d’accompagner, par la recherche, la filière ICC dans sa transformation et adaptation aux enjeux numériques, économiques et sociaux de demain. Nous nous adressons aux acteurs académiques de l’enseignement supérieur de la recherche et du ministère de la Culture et, aux structures culturelles, aux artistes et aux créateur·rices”, explique Solveig Serre, directrice de recherche au CNRS et co-directrice du PEPR-ICCARE lors du discours d’ouverture. Avec un programme ambitieux sur six ans, le défi est de prendre en compte la diversité des acteur·rices, des échelles d’intervention et des temporalités différentes entre recherche et ICC. “Nous aurons réussi le PEPR si nous parvenons à créer les conditions d’une véritable rencontre entre les communautés scientifiques et les acteur·rices culturel·les et créatif·ves” ajoute Solveig Serre. Cela vaut tout autant pour les technologies immersives et l’intelligence artificielle, dont l’omniprésence s’est imposée en quelques mois dans l’ensemble des secteurs créatifs. “Le programme HARMONIE vise à identifier les freins et les croyances limitantes autour de ces technologies appliquées à la création, à développer de nouvelles méthodologies et à concevoir des outils inédits. L’enjeu est d’accompagner les acteur·rices des ICC dans cette transition, et la recherche a un rôle essentiel à jouer”, explique Richard Kronland-Martinet, directeur de recherche au CNRS et directeur du laboratoire PRISM.
Déconstruire (sémantiquement) l’immersif
Les technologies numériques – AR/VR, sonorisation spatiale, IA, création en temps réel… – sont désormais intégrées à un large spectre de pratiques artistiques et de secteurs créatifs (gaming, cinéma, audiovisuel, spectacle vivant, arts visuels, musique), avec un intérêt croissant pour la « création immersive », un terme désormais central dans les ICC. Ce phénomène appelle une analyse critique : quelles sont ces technologies immersives ? Quels types de création permettent-elles ? Ces interrogations étaient justement au cœur du programme de la journée, conçue en collaboration et organisée par les laboratoires deletere, situés au Couvent Levat à Marseille. “Nous avons voulu dépasser les discours convenus sur l’immersif en proposant une expérience totale : déconstruire la notion même d’‘immersion’ par la réflexion, puis la mettre à l’épreuve du sensible à travers des performances et installations. Une approche en circuit court où pensée et perception se nourrissent mutuellement, pour que les publics vivent l’immersion autrement, au-delà des idées reçues”, explique Adelin Schweitzer, fondateur des laboratoires deletere et artiste à la pratique iconoclaste dans le domaine de la XR.
La table ronde « Immersion… j’écris ton nom » réunissait Marie Point (co-présidente de PXN / Directrice de Dark Euphoria), Claire Chatelet (maîtresse de conférences en audiovisuel et nouveaux médias à l’Université de Montpellier), Jean-Marie Dallet (artiste, commissaire et professeur des universités à l’École des Arts de la Sorbonne) et Charles Ayats (artiste et designer), pour interroger la polysémie du terme « immersif ». “Ce mot apparaît dès les années 1970, avec la seconde vague de la réalité virtuelle. Depuis, son usage s’est intensifié, notamment sous sa forme adjectivale”, observe Claire Chatelet. Comme Métavers ou Intelligence Artificielle, l’ »immersif » est devenu un terme générique, omniprésent dans le vocabulaire des artistes, chercheur·euses et professionnel·les des ICC, recouvrant pourtant des réalités très diverses. “Une expérience immersive n’est pas nécessairement technologique”, souligne Marie Point, qui invite à adopter une approche centrée sur les publics : “Se situent-ils dans un environnement physique ou virtuel ? Sont-ils amenés à interagir ? Avec des avatars ? Avec d’autres spectateur·rices ?” Puisque l’usage d’un dispositif technologique ne suffit pas à qualifier une expérience, ne faudrait-il pas plutôt parler de technologies permettant de construire l’immersion ? Dans cette perspective, l’IA générative pourrait être considérée comme un outil immersif “en modifiant dynamiquement les parcours narratifs, par exemple dans un film”, explique Jean-Marie Dallet. Enfin, l’immersion s’inscrit aussi dans un nouveau marché dit de l’immersif, incarné par des infrastructures comme The Sphere à Las Vegas ou des espaces de diffusion tels que l’Atelier des Lumières à Paris, observe Charles Ayats.
Faire l’expérience de l’immersion
Après les mots, place à l’expérience. L’après-midi a offert aux participant·es une immersion physique, sensorielle et intime à travers une sélection de performances et d’installations portées par des artistes et collectifs marseillais : #ALPHALOOP d’Adelin Schweitzer, Transvision de Lucien Gaudion et Gaëtan Parseihian, EVENT by ELEVEN (n+n Corsino), HITar d’Andrea Martelloni et Wonderland des laboratoires deletere. Ces œuvres explorent un large spectre de technologies immersives : intelligence artificielle, modèles de deep learning, générateurs d’images, casques de réalité virtuelle, sonorisation spatialisée, etc. Chaque expérience est accompagnée d’un atelier de médiation, conçu pour recueillir les réactions et nourrir une réflexion collective sur l’immersion et ses enjeux.
Christine Esclapez, professeure en Musique et Musicologie et membre du conseil de direction et du comité scientifique du laboratoire PRISM, ainsi que les doctorantes Agathe Mangialomini et Mélanie Egger ont rassemblé ces témoignages pour en faire un rapport d’étonnement :
”Face à la diversité des dispositifs technologiques qui ont été explorés aujourd’hui, une constante semble émerger : celle du retour au corps comme point d’ancrage fondamental. Ces dispositifs nous font percevoir en nous ramenant à notre propre corps, ils nous forcent à être, à éprouver une perspective incarnée du soi qui permet de repenser les catégories établies face à la nouveauté de ce que l’on ressent. Peu importe la complexité des technologies mobilisées et leur identification, la première réception passe invariablement par la sensation, par un corps qui ressent avant de comprendre, pour ensuite questionner ce qu’il se passe avec un retour à l’intellect. Comme le témoigne cette parole recueillie à la sortie de l’œuvre Transvision : « C’est la première fois que je ressens le son comme une matérialité. La stimulation corporelle entraînée par les vibrations a perturbé ma sensibilité à tel point que le son semblait lui aussi un stimulus physique/corporel. »
Ensuite, la perception multimodale, celle qui fait dialoguer plusieurs sens, invite à une reconstruction active de l’expérience. Il ne s’agit plus de recevoir passivement mais de se situer dans l’entre-deux : ni tout à fait spectateur, ni tout à fait soi-même, mais dans un état oscillant, où le corps devient médiateur. Ce positionnement engage une remise en perspective constante par rapport à ce qui est reçu, que ce soit intellectuellement ou sensoriellement. Nos propres repères corporels se renégocient lorsque la technologie vient s’ajouter à notre corps, comme s’expriment les témoignages d’un·e participant·e à #ALPHALOOP se déclarant à la fois « déphasés et synchronisés avec ». Ce retour au corps s’opère d’autant plus fortement lorsque l’expérience est déroutante. Plus la technologie trouble, plus elle nous oblige à nous ancrer dans le réel, à chercher dans nos sensations un repère stable, quitte à les intellectualiser. Cet ancrage corporel explique comment des vécus similaires, tels que l’apaisement ou le calme face à Transvision, émergent indépendamment de la connaissance des dispositifs techniques, que certains aient conscience des technologie comme l’ambisonie ou le WFS, ou simplement du son diffusé par des enceintes.
Lorsqu’il est question d’immersion, il est essentiel de ne pas confondre l’expérience immersive et l’expérience de la technologie immersive. La première relève d’un régime du sensible, d’une modalité d’engagement où se reconfigurent les rapports entre perception et spatialité, entre présence et représentation. La seconde désigne l’ensemble des dispositifs techniques qui encadrent cette expérience, qui en modulent les conditions d’apparition et d’exécution. L’erreur consisterait à rabattre l’expérience immersive sur son support technologique, à croire que la seule sophistication du dispositif suffit à faire advenir une expérience sensible.
Or, la prolifération des technologies s’impose avec une intensité croissante. Les expériences virtuelles se démultiplient, les architectures algorithmiques se complexifient, et pourtant, leur compréhension ne suit pas le même rythme. Loin d’être des objets pleinement maîtrisés par ceux qui les conçoivent, ces technologies révèlent une part d’opacité irréductible. De l’aveu même de certains ingénieurs, la manière dont se comportent les algorithmes échappe à ceux-là mêmes qui les ont conçus.
Ce constat impose une reconfiguration du rôle des sciences humaines et sociales. Loin de se cantonner à un travail de commentaire ou d’accompagnement critique, elles s’inscrivent dans une démarche d’archéologie du savoir, telle que la définit Michel Foucault (L’Archéologie du savoir, 1969) : non pas une quête des origines mais une mise en lumière des conditions d’apparition et de structuration des discours. L’archéologie, selon Foucault, ne traite pas les discours comme des documents, mais comme des monuments soulignant ainsi que l’analyse ne se limite pas à une généalogie des idées mais interroge les régimes d’énonciation qui les rendent possibles. Appliquée aux technologies contemporaines, cette approche ne vise pas seulement à en disséquer les structures techniques mais à interroger les rationalités qu’elles engendrent, les partages du visible et de l’énonçable qu’elles instituent.
Dès lors, il ne s’agit plus seulement d’interroger ce que ces dispositifs font, mais ce qu’ils font faire : à la pensée, au regard, aux modes d’énonciation. De même, il faudrait prendre en considération les remaniements que génèrent ces technologies au niveau de la réception esthétique. Ce n’est pas simplement un enjeu technique, mais une question politique : celle de la redistribution des formes de savoir, de la reconfiguration des régimes de visibilité, et plus largement, de l’inscription du sensible dans l’ordre du pensable. »
Créer des espaces communs
Cette journée, fondée sur l’échange et l’expérimentation, illustre la volonté du PEPR-ICCARE de décloisonner la recherche scientifique, l’innovation et la création artistique. Pour renforcer ces passerelles entre communautés scientifiques et acteur·rices culturels et créatif·ves, plusieurs dispositifs ont été imaginés : des “journées d’accélération” du PEPR-ICCARE (la prochaine rencontre HARMONIE, “Musique à l’image et IA : enjeux et perspectives” aura lieu les 27 et 28 mars dans le cadre du Festival International Music & Cinéma) mais aussi à travers ARIANE, une plateforme destinée à faciliter la rencontre entre les communautés de recherche et les communautés professionnelles, qui permettra d’identifier les forces vives sur l’ensemble du territoire français et de faciliter les synergies et les projets communs.
Rédaction Adrien Cornelissen
L’auteur de l’article Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l’innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création. |
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