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Intelligence artificielle & danse, une révolution en marche ?

Article publié le 07/03/2025

  • #EXPERTISE

Temps de lecture : 6 min

Latency © Ugo Mary

Les débats sur l’intelligence artificielle irriguent désormais l’ensemble des champs artistiques. Pourtant, d’une discipline à une autre, les avancées technologiques, les usages et l’impact des modèles diffèrent sensiblement. Ainsi, là où le cinéma ou la musique connaissent des bouleversements sur l’ensemble de la chaîne de valeur, le secteur de la danse semble relativement épargné. Pourquoi l’IA demeure-t-elle encore marginale dans le champ chorégraphique ? Quelles utilisations sont faites de l’IA ? Quels sont les défis à relever pour accompagner une transformation du secteur ? À travers le témoignage d’expert·es et de travaux artistiques, cet article propose d’explorer quelques enjeux entre danse et IA.

Si les chorégraphes intègrent le numérique à leurs pratiques depuis plusieurs décennies – qu’il s’agisse de projections, de dispositifs de captation du mouvement ou d’interactions en temps réel, à l’image des célèbres 9 Evenings : Art, Theatre and Engineering ou du logiciel Lifeforms de Merce Cunningham –, force est de constater que le boom de l’intelligence artificielle générative et son explosion médiatique en 2022 n’ont pas engendré de révolution flagrante. Peut-être parce que le sujet n’a rien de véritablement inédit. Comme le souligne Sarah Fdili Alaoui, chorégraphe, danseuse et professeure-chercheuse au Creative Computing Institute de l’université des arts de Londres, la technologie dans la danse possède une historicité “presque aussi vieille que les ordinateurs”. Elle rappelle que “la génération de son et d’image par le mouvement date des années 1960 et que l’idée de générer du mouvement en manipulant des paramètres d’algorithmes s’est imposée il y a assez longtemps”.

La recherche de nouvelles formes corporelles et de dramaturgies à travers l’IA ne date donc pas d’hier et apparaît à intervalle régulier dans des œuvres diffusées dans les circuits de la danse comme des arts numériques. C’est le cas via une myriade d’œuvres. Citons quelques exemples comme Robot ! de Blanca Li (2013) ; Pattern Recognition (2016) une performance rassemblant le chorégraphe Alexander Whitley et l’artiste, star de l’IA, Memo Akten ; School of Moon et Lesson of Moon (2016) d’Éric Minh Cuong Castaing ; Co(AI)xistence (2017) de Justine Emard accompagnée du performeur Mirai Moriyama ; Lilith.Aeon d’Aoi Nakamura & Esteban Lecocq (2024) ; For Patricia (2023) de Sarah Fdili Alaoui ; F_AI_LLE (2024) de Jean-Marc Matos… Tous ces projets, comme des dizaines d’autres, contribuent à définir une grammaire des interactions entre l’être humain et la machine. Cet abécédaire des mouvements peut également être illustré par Vast Body (2020) de Vincent Morisset. Cette installation enregistre les postures de danse de professionnel·les, dont la célèbre Louise Lecavalier. Le public placé face à un miroir est invité à se mouvoir, à danser, à se laisser aller. Puis grâce à un système utilisant l’apprentissage automatique (Machine Learning), un reflet apparaît. Ce dernier puise ses images directement depuis l’abécédaire précédemment mentionné. L’installation relie le corps physique à une incarnation numérique et offre la possibilité pendant quelques minutes d’habiter une autre enveloppe par le mouvement.

For Patricia – © Mircea Topoleanu

Quels modèles pour la danse ?

Alors, rien de nouveau sous le soleil ? Pas si sûr. En quelques années, nous sommes passés de modèles experts exécutant des tâches mécaniques et répétitives à des systèmes capables de résoudre des problématiques complexes, telles que la reconnaissance visuelle, la génération de textes (Large Language Models, ou LLM) et d’images. “Autrefois, on parlait de HMM (Hidden Markov Models), des classificateurs permettant de regrouper et d’analyser des mouvements”, précise Sarah Fdili Alaoui. “Cela permettait à une machine de reconnaître des mouvements en temps réel.” À cette époque, les enjeux portaient essentiellement sur l’analyse du geste : qu’est-ce qu’un mouvement ? Quel effort requiert-il ? Dans quel espace s’inscrit-il ? Jusqu’aux années 2010, ces recherches s’appuyaient sur des modèles de Machine Learning, avant que l’essor des Deep Learning ne vienne transformer le paysage technologique. Cependant, “’l’intelligence artificielle est un mot-valise qui recouvre des réalités très diverses, y compris les LLM, ces générateurs de textes désormais familiers du grand public”, ajoute-t-elle. Il faut préciser que dans le domaine de la danse, l’IA générative ne repose pas – sauf cas exceptionnels – sur des LLM. Aujourd’hui, l’un des modèles de référence demeure celui conceptualisé par Luka et Louise Crnkovic-Friis en 2016. Quasiment dix ans se sont écoulés – une éternité à l’échelle du numérique !

Un manque d’investissement structurel

Cette temporalité s’explique en grande partie par l’ampleur des investissements consacrés à la danse, bien inférieurs à ceux alloués au cinéma, à l’animation ou au gaming.  “Il n’y a pas d’investissement de la part des autorités publiques, ni d’industriels car le marché de la danse est plus niche”, souligne Sarah Fdili Alaoui. En conséquence, la recherche sur le sujet demeure limitée et les moyens dédiés à l’expérimentation sont plus marginaux. Quelques exceptions existent néanmoins, notamment du côté du privé. En 2019, la collaboration entre Wayne McGregor et Google Arts & Culture a donné naissance à Living Archive, l’une des performances les plus emblématiques entre IA et danse, permettant de générer des séquences de mouvements (via le modèle CHOR-RNN) à partir du répertoire du chorégraphe. Mais ces investissements restent isolés et ne participent pas réellement à la construction d’outils communs. Autre obstacle majeur : si, dans d’autres secteurs, l’essor de l’intelligence artificielle a été porté par l’accès aux données et la possibilité de les entraîner à grande échelle, la danse présente des spécificités qui rendent ce processus plus complexe.

Des données d’entraînement peu accessibles

Tout commence par la nature même de la discipline. Si les modèles de langage (LLM) s’appuient sur le texte et les générateurs d’images sur le pixel, comment qualifier une donnée issue de la danse, et à partir de quels référents ? Anne Le Gall, déléguée générale du TMNlab (Laboratoire Théâtres & Médiations à l’ère numérique), qui accompagne les acteur·rices du spectacle vivant dans leur transition numérique, explique que “ces formes d’art sont éphémères et ne sont pas toujours bien documentées. On peut bien sûr s’appuyer sur des vidéos et des photos pour capturer le mouvement, mais c’est souvent insuffisant”. Propos corroborés par ceux du chorégraphe Jean-Marc Matos (Cie K. Danse) qui expliquait son processus d’analyse du mouvement, lors d’une interview donnée à l’occasion de la rencontre “Le corps en mouvement” organisée au festival Hors Pistes du Centre Pompidou en 2024. Par ailleurs, la vidéo pourrait constituer une source majeure, tant YouTube et TikTok regorgent de milliers de captations, notamment de danses urbaines. “Le problème, c’est que ces données ne sont ni triées ni nettoyées. De plus, comment constituer un corpus véritablement représentatif de la diversité des danses ? C’est presque un travail d’anthropologue“, analyse Sarah Fdili Alaoui. D’autres types de données pourraient enrichir les datasets : des données idiochromatiques (textes, poèmes, descriptions), ou mieux encore, des enregistrements issus de la motion capture. Un protocole difficile à généraliser malgré la démocratisation de cette technologie et l’ouverture de certains lieux spécialisés comme Studio 44 MocapLab, initié par Gilles Jobin. Certaines techniques de notation, comme la cinétographie Laban, pourraient également structurer cette transformation du mouvement en données exploitables. Quoi qu’il en soit, la transformation du geste chorégraphique en donnée reste un défi d’une complexité remarquable. 

Certains artistes convertissent cette difficulté en la plaçant au centre de leur œuvre. Aussi dans Latency, œuvre de Natacha Paquignon, Quentin Bozon et Maxime Touroute (en cours de création avec une tournée prévue en 2026), la machine se nourrit des mouvements des danseuses. Mais elle utilise également des images fournies par le public. Dans un espace d’accueil, la machine demande aux spectateur·ices de donner des mouvements en les captant avec leur propre smartphone (via le logiciel Live Maker). Puis finalement, l’intelligence artificielle las de reproduire les mouvements humains créée son propre langage. Après une première partie où les danseuses croient contrôler la machine, les réponses de l’IA deviennent inattendues. Elle acquiert son autonomie, et devient une interlocutrice capable d’improviser.

Latency – © Ugo Mary

Créer des communs

Si les initiatives artistiques sont nombreuses, les institutions restent encore peu nombreuses à s’emparer pleinement du sujet. Comment créer des espaces de recherche et d’expérimentation, fédérer des communautés, structurer une documentation et faciliter l’émergence de nouvelles pratiques ? Quelques résidences et lieux dédiés à la recherche existent, comme le projet européen Modina (Movement, Digital Intelligence and Interactive Audience). À Chaillot, un laboratoire de R&D appliqué à la danse, C.A.L.I.P.S.O – pour Choreographic Arts Lab for Immersive Publics and Spaces – explorera la captation du geste et l’intelligence artificielle comme outil. “Ce laboratoire, piloté en partenariat avec l’INREV et le TMNlab, sera une plateforme de compétences, internes et externes, et de connaissances ouvertes au service des artistes et du secteur chorégraphique, explique Anne Le Gall. Sur le plan européen, la communauté MOCO (Movement + Computing Community) s’impose comme une référence incontournable. Rassemblant des chercheur·euses de renom comme Frédéric Bevilacqua, Kristin Carlson ou Daniel Bisig, elle fonctionne selon des cycles de rencontres scientifiques avec conférences, workshops et publications. “Tous les deux ans, un laboratoire universitaire accueille MOCO. En 2026, ce sera à Montpellier”, précise Sarah Fdili Alaoui qui fait partie de la communauté. Révolution de l’IA ou non dans la danse, certaines ressources existent déjà : reste à les rendre visibles et accessibles à la communauté artistique.

Rédaction Adrien Cornelissen

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