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En territoire insulaire : décélérer pour préserver

Article publié le 28/05/2024

  • #RETEX

Temps de lecture : 5min

© Vegetal digital – Alison-Bennett Exposition satelitte 2023

À La Réunion, Hangars numériques prépare un nouvel espace de résidence, en milieu naturel. Un paysage dans lequel il s’agira de ne pas s’imposer. Pour le concevoir et le construire, la recette : du temps. C’est l’approche qui prévaut pour ce centre d’art numérique basé à Saint-Denis, qui revendique une démarche écologique plurielle.

« Si nous étions un animal, nous serions un caméléon : il va doucement, marche sur un fil, tout en restant en équilibre » partage Marianne Lebon, directrice générale et artistique. Aller de l’avant oui, mais assurer chaque pas. C’est la philosophie que souhaite incarner Hangars numériques

Le Caméléon dit L’endormi © Hangars Numériques

Structure d’accompagnement, de production et de diffusion – notamment à travers son emblématique FIDA# – Festival International de Danse Animée – le centre d’art fondé en 2014 comporte aussi un espace de formations artistiques disciplinaires. La « transmission de ces savoirs immatériels » est résolument tournée vers ce que Marianne Lebon nomme « les pratiques artistiques traditionnelles ». La danse et la musique sont les points de départ des apprentissages, puis les élèves sont progressivement amené·es vers les pratiques numériques « selon leurs envies ou leurs besoins », et non l’inverse. C’est que le lieu a le souci de « ne pas brusquer ». Derrière cela, le souhait de ne pas imposer la culture occidentale aux Réunionnais·es. « Ne pas confondre artialisation et artificialisation : nous souhaitons ré-enchanter le monde et non le rendre plus artificiel » lance Marianne Lebon. Car elle en est convaincue : « le regard de l’artiste participe à la formation du paysage, et les œuvres numériques peuvent nous aider à reconstruire une connaissance fine des éléments qui nous entourent » partage-t-elle. Et cela nécessite de « passer par une phase d’observation, de poser un autre regard, de décélérer ».

L’œuvre Vegetal/digital d’Alison Bennett – accueillie en 2023 aux Hangars Numériques – en est l’illustration : elle déploie une fleur au ralenti.

Culture écologique 

Marianne Lebon revendique l’importance culturelle de cette notion de « prendre le temps » pour les habitant·es de La Réunion, et donc – pour la structure – de s’ancrer dans ses racines. « À notre échelle, nous souhaitons contribuer à préserver notre espace naturel et culturel » évoque-t-elle. Et si la protection du patrimoine et le respect des ancêtres sont des valeurs clefs sur l’île, « nous devons les défendre sans tourner le dos à la modernité, trouver un point d’équilibre ».

Immersion durable

En tête de proue de ce projet, un nouvel espace de résidence en milieu naturel, en cours de création. Implanté à l’est de l’île, en milieu rural sur un terrain de 1000m², cet espace végétal est réfléchi pour ne pas s’imposer dans le paysage. « Cela nécessite des réflexions poussées » explique Marianne Lebon, formée en architecture, afin d’avoir une emprise au sol réduite, viser l’autonomie énergétique, récupérer l’eau, etc. Elle prône également la nécessité de « revenir au temps végétal ». Ainsi, la construction est intentionnellement lente : démarrée depuis un an, l’équipe est attentive à voir comment se comporte le terrain, pour s’y adapter, accompagnée pour cela par un botaniste qui leur permet de distinguer les espèces à protéger des espèces invasives. In fine, des artistes y seront invité·es à créer, réfléchir, coupé·es du monde, face à l’océan Indien, sur les périodes où l’ensoleillement ne transforme pas ce coin de paradis en fournaise.

Le projet E.D.E.N – Dancing DATA, d’Olga KISSELEVA, produit par les Hangars Numériques en 2024 s’appuie sur les données de la forêt réunionnaise, transférées au corps humain.

Écologie pragmatique

Mais le centre d’art revendique plus globalement une « démarche écologique plurielle » constituée d’une somme de mesures : programmer aux quatre coins de l’île pour aller au devant des habitant·es, maîtriser l’impact du numérique et y sensibiliser les publics, limiter ses déplacements sur l’île pour l’équipe, mais aussi dans l’Hexagone. Un choix à la fois écologique et économique selon lequel chaque salarié·e ne peut se déplacer qu’une fois tous les trois ans en métropole. « Il est difficile de ne pas se rendre sur place lorsque l’on essaye d’avoir une démarche humaine. C’est très compliqué de faire sans, mais c’est nécessaire » assume Marianne Lebon. « Il est certain que d’autres structures se développent plus rapidement, mais est-ce enviable ? » prolonge-t-elle. Un parti de la lenteur « parfois difficile à faire entendre dans la production numérique qui va très vite » évoque la directrice.

Et si Hangars Numériques permettait pourtant de décaler le regard, d’attirer l’attention sur ce qui nous – l’occident – a trop longtemps semblé anecdotique : le respect primordial de la biodiversité ? Pierre Charbonnier parle de culture écologique : « Certains et certaines ont une attention et une sensibilité singulières à la nature en raison de leurs origines sociales, de leur éducation, de leur contact avec les animaux, des lieux où ils vivent ou de leurs références culturelles ». Pourtant, « on peine à considérer les savoirs écologiques comme des briques élémentaires de la socialité moderne ». Il invite à les reconnaître comme « un ensemble de compétences sociales partagées », et à hisser cette culture écologique au même degré d’importance que notre culture civique.

Inspirer les transitions ?

En 2020 déjà, Raphaël Besson, docteur en sciences du territoire, interrogeait : « les arts numériques, acteurs clés des transitions territoriales ? ». Dans cet article, il identifie que « les acteurs de la création numérique multiplient les incursions dans des sphères sociales variées ». Par le jeu d’encastrements complexes au sein de plusieurs champs techniques, économiques, sociaux et territoriaux, les acteurs et actrices de la création numérique « renouvellent les sociabilités culturelles et les relations entre l’artiste, l’œuvre, l’acteur culturel, le territoire et le public », selon l’auteur. Une singularité qu’il observe comme étant « à la fois le poison et le remède de ce secteur marginalisé », l’invitant à « se positionner [en] acteurs clés et légitimes des transitions territoriales », puisque bénéficiant de « trois avantages différenciatifs : une capacité à symboliser les transitions et à créer de nouveaux imaginaires ; une capacité à coopérer et à se mouvoir dans les interstices ; une capacité à considérer l’expérimentation et la création comme des processus continus »

Une triple capacité due, selon lui, à son habitude de « se mouvoir dans l’intersectoriel, l’interterritorial et l’interculturel, et à transcender des logiques en apparence contradictoires ». Une source d’inspiration pour les politiques politiques tant elle « apparaît de plus en plus incontournable pour « faire transition » » ?

En 2024, il poursuit son raisonnement et nuance : « En plaçant les arts et la culture au cœur des transformations sociétales, elles participent à produire toute une série de ressources, qui vont s’avérer décisives dans l’enclenchement d’une dynamique de transition territoriale. (…) Cependant, au-delà d’un rôle de perturbatrices institutionnelles, les approches culturelles des transitions éprouvent des difficultés à essaimer en dehors du cadre spatial, temporel et sectoriel des expérimentations ». Il relève ainsi les « limites d’un modèle de « gouvernement par l’expérimentation ». [Un] modèle [qui] a souvent pour effet de créer des expériences isolées, précaires et éphémères, qui mises bout à bout peinent à bâtir de grands projets de territoire intégrés et pérennes ». Pour y pallier, il invite à la création d’un nouveau champ de politique culturelle « en mesure d’accompagner, de structurer, de légitimer, de pérenniser, et in fine d’institutionnaliser ces approches culturelles des transitions ».

À Hangars numériques, Marianne Lebon revendique « coûte que coûte » son parti pris de la lenteur, qu’elle formalise actuellement dans une charte interne. À travers celui-ci, la structure recherche un équilibre, un axe cohérent sur cette terre reconnue au patrimoine mondial de l’UNESCO. Plus largement, elle considère ce positionnement comme une responsabilité : « en tant qu’acteur culturel, notre rôle est de tirer la sonnette d’alarme : il faut ralentir, décélérer. Observer fait partie de notre travail » conclut la directrice. À méditer avec le philosophe Hartmut Rosa qui évoque la vitesse comme source d’aliénation et interroge : que perdons-nous à gagner du temps ?

Rédaction Julie Haméon

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