Article publié le 10/06/2025
Temps de lecture : 7 min
Fritzchens Fritz / betterimagesofai.org / creativecommons.org
Abstract microscopic photography of a Graphics Processing Unit in rainbow colors
Dans le secteur culturel, parfois peu enclin à parler gros sous, l’essor de l’intelligence artificielle générative soulève des enjeux financiers importants. Quel est le coût de ces technologies pour les artistes et les structures culturelles ? Une question simple en apparence, mais qui révèle des enjeux complexes et une multitude de pratiques créatives. Éclairage.
Les artistes, familiers ou non de l’IA, se reconnaîtront peut-être dans cette déclaration : trouver le modèle d’IA qui sied à sa démarche artistique est un vrai casse-tête. Dans cette prolifération d’outils (génération d’images, de sons, de textes, de mouvements…), encore faut-il comprendre ce que permet concrètement chaque modèle, l’expérimenter, en évaluer la pertinence par rapport à ses intentions artistiques, mesurer son adaptabilité à une pratique souvent hybride…. Cette phase d’appropriation est facilitée par l’existence de nombreux modèles freemium, d’essais gratuits ou de modèles open source, bien que ces derniers soient souvent jugés moins ergonomiques. Plutôt que de dresser un comparatif tarifaire des outils disponibles, il s’agit ici de cerner les coûts induits par l’usage de l’IA générative. Car au-delà du simple abonnement, d’autres investissements – notamment concernant le hardware – méritent d’être interrogés. D’autant plus que les industries culturelles et créatives et la culture semblent particulièrement concernées par l’intelligence artificielle et son intégration dans leurs chaînes de valeurs.
Logiciels payants et gratuits
Allons d’abord au plus évident : le coût des modèles d’IA. Les LLM propriétaires, tels que GPT, Claude, Gemini ou Mistral, appliquent des grilles tarifaires hétérogènes, assez peu lisibles pour les non-initié·es (voir comparatif). L’usage y est généralement facturé au token, unité élémentaire du modèle linguistique (souvent plus restreinte qu’un mot, mais plus stable et prévisible pour le traitement algorithmique). Si la plupart des services proposent des abonnements mensuels relativement accessibles (de l’ordre de quelques dizaines d’euros mensuels) et sans engagement à long terme, cette flexibilité tarifaire masque une réalité. “Ce que l’on constate, c’est que les artistes sont souvent hésitant·es dans leurs premiers usages. Iels s’abonnent à plusieurs plateformes, jonglent entre les périodes d’essai et les versions payantes, parfois à quelques dizaines d’euros par mois. Ton mois d’exploration peut finalement te coûter très cher”, observe Guillaume Lévesque, développeur chez Sporobole à Sherbrooke (Canada), qui accompagne des artistes en résidence autour de l’IA. La facture mensuelle peut donc s’avérer conséquente, notamment pour les early adopters en quête permanente des dernières innovations. D’autant que le retour sur investissement – le gain de productivité étant souvent annoncé comme l’argument n°1 des géants de la Tech – est encore difficile à calculer. À ce titre, une étude de l’Afdas qui sera publiée fin 2025, s’intéressera à l’efficacité réelle de l’IA dans l’exécution des tâches créatives.
En parallèle, d’autres alternatives gratuites existent, à commencer par les logiciels en open source, un écosystème abordé plus en détail dans l’article, Choisir son modèle d’IA : logiciels propriétaires, libres et open source. Cette voie est privilégiée par “certain·es artistes déjà engagé·es sur des questions éthiques, notamment autour de la protection des données ou du refus de recourir à des entraînements sur le cloud”, souligne Jean-Michaël Celerier, directeur du développement technologique à la SAT à Montréal, institution porteuse d’un ambitieux programme de recherche-création autour de l’intelligence artificielle. Éric Desmarais, directeur de Sporobole, partenaire de la SAT sur ce projet, apporte un éclairage complémentaire sur la relative sous-utilisation de ces outils open source : “On teste toutes sortes de solutions open-source, mais dès qu’on souhaite les intégrer à des dispositifs spécifiques, le véritable obstacle reste le coût de l’infrastructure, le temps de configuration, d’installation et le matériel nécessaires à leur mises en œuvre.”
Cloud computing ou hébergement en local
Car la question du hardware est bien au cœur des enjeux financiers liés à l’intelligence artificielle. L’entraînement des modèles repose sur une puissance de calcul. Les logiciels propriétaires s’appuient généralement sur des infrastructures dématérialisées, via des serveurs à distance – le cloud computing – proposés directement par les éditeurs (tels que Meta, OpenAI…) ou par des prestataires spécialisés (AWS, Google Cloud, Azure, OVH…). Il est possible d’acquérir une capacité de calcul supplémentaire à l’heure, moyennant un coût de quelques centimes d’euros de l’heure (soit quelques centaines d’euros le mois). “En réalité, le tarif horaire reste relativement modeste pour des projets non récurrents”, précise Guillaume Lévesque. A l’inverse, elle peut vite devenir onéreuse dans le cadre d’un usage intensif et soutenu.
Une autre option consiste à privilégier un hébergement local, c’est-à-dire à installer physiquement les serveurs au sein même de son studio ou des établissements culturels. Bien que plus complexe à déployer, cette solution se révèle particulièrement pertinente pour les projets nécessitant une puissance de calcul dédiée, mais aussi pour des raisons de sécurité réseau, de configuration fine des pare-feu, ou de stabilité des connexions. “Il y a une vraie justification technique à disposer d’une infrastructure locale, surtout lorsqu’on travaille sur de l’interactivité en temps réel. Avec le cloud, on se heurte rapidement à des problèmes de latence. Une machine en local, c’est une toute autre expérience. C’est un investissement indispensable dans le champ du spectacle vivant et pour toutes les pratiques artistiques hybrides”, explique Jean-Michaël Celerier.
Le coût du hardware
Ce choix implique toutefois un investissement conséquent : achat, installation, maintenance et refroidissement de machines spécialisées, notamment les incontournables GPU, ces cartes graphiques très courtisées. “On pensait s’être affranchis de ces questions, et voilà que l’IA nous ramène à l’enjeu fondamental des infrastructures. À Sporobole, nous disposons d’un ordinateur d’environ 15 à 20 000 dollars, équipée de deux GPU RTX 4090. Idéalement, pour accueillir davantage d’artistes en résidence, il nous faudrait trois ordinateurs. C’est un investissement lourd pour nous, mais stratégique sur du moyen terme”, témoigne Éric Desmarais. Un investissement loin d’être une bagatelle mais à relativiser sur les capacités des géants de la Tech, à l’image de Meta dont la puissance est parfois estimée à quelque 600 000 H100 de Nvidia au prix public de 30 000€ pièce.
Dans les faits, les structures culturelles disposent de peu de marges de manœuvre lorsqu’il s’agit d’investir dans du hardware très coûteux. “Nous avons tenté d’ouvrir un dialogue avec NVIDIA, notamment parce qu’il fut un temps où les doctorant·es et les chercheur·euses pouvaient bénéficier de GPU mis à disposition gratuitement”, explique Jean-Michaël Celerier. Cette stratégie d’accès aux ressources de calcul est mise en œuvre depuis plusieurs années à l’IRCAM, à Paris, institution à la double vocation comme le rappelle Hugues Vinet, directeur de l’innovation et des moyens de la recherche : “La spécificité de l’IRCAM, c’est précisément d’être à la fois un centre de création artistique et un laboratoire de recherche. C’est à ce titre que nous bénéficions de ressources de calcul conséquentes, notamment via l’attribution de GPU par NVIDIA, utilisés pour l’entraînement de modèles développés en interne, ensuite appliqués dans les projets artistiques.” L’IRCAM mène également des thèses en partenariat avec des géants du numérique comme Meta, qui mettent à disposition leurs capacités de calcul. “Ce sont des accords gagnant-gagnant : nous apportons une expertise pointue dans notre domaine, ils fournissent la puissance de calcul. Cela permet de faire émerger une recherche ouverte”, ajoute Hugues Vinet.
D’autres frais supplémentaires
Au-delà de l’acquisition de GPU, il faut ensuite assumer les coûts énergétiques qu’implique leur fonctionnement continu. La consommation électrique devient une variable non négligeable dans le déploiement de projets basés sur l’IA générative. À titre indicatif, une configuration légère – équipée d’un GPU grand public ou semi-professionnel de type RTX 3080 ou 3090 – engendre une dépense énergétique avoisinant les 30 euros par mois. Une installation intermédiaire, dotée de deux GPU (comme les RTX A5000), fait grimper cette facture à environ 70 euros mensuels. Quant à une configuration avancée – intégrant quatre GPU de type NVIDIA RTX 6000 – elle peut nécessiter jusqu’à 200 euros d’électricité chaque mois (source). Des montants contenus à l’échelle industrielle, mais qui alourdissent le budget d’une petite structure culturelle ou d’un·e artiste indépendant·e.
Enfin, l’un des principaux obstacles reste l’accès aux expertises techniques. “La plupart des ingénieurs spécialisés en IA travaillent pour l’industrie”, souffle Éric Desmarais. Le travail aux côtés d’artistes, dans un cadre exploratoire pour ne pas dire expérimental, ne correspond pas à tous les développeur·euses. Sans compter l’enjeu de rémunération, qui constitue une barrière majeure, puisque les compétences en IA sont aujourd’hui bien mieux valorisées dans les secteurs commerciaux. Guillaume Lévesque, développeur créatif au sein de Sporobole, illustre ce mouton à cinq pattes tant recherché : “Mon rôle est de chercher des solutions aux problématiques rencontrées par les artistes, de mettre en place des infrastructures adaptées à l’IA, de faire le lien entre exigences techniques et enjeux créatifs. J’ai choisi mon camp, entre l’industrie et la culture. Mais il faut bien reconnaître qu’il y a une rareté des profils prêts à travailler à des conditions budgétaires plus modestes.”
Quelles solutions pour la culture ?
Malgré l’ampleur des contraintes financières, artistes et structures culturelles s’efforcent d’imaginer des stratégies collectives pour s’approprier l’IA générative autrement. Le premier levier consiste à interroger l’approche techno-maximaliste dominante, qui associe créativité et puissance de calcul sans compromis. Jean-Michaël Celerier évoque à ce titre une récente résidence organisée en partenariat avec MUTEK : “Nous avons accueilli une dizaine d’artistes autour de l’IA. La question s’est posée de louer des machines performantes. L’alternative a été de réduire la puissance utilisée, quitte à accepter des rendus moins spectaculaires. Mais est-ce vraiment un problème ? Pour prototyper, la qualité optimale n’est pas toujours nécessaire.” Les artistes prêt·es à ajuster leurs ambitions techniques peuvent ainsi recourir à des modèles “légers” (small language models ou tiny models) certes moins performants selon les standards industriels, mais adaptés aux objectifs artistiques et qui peuvent tourner sur du petit matériel informatique. Cette orientation est complémentaire de celle de l’IRCAM, qui travaille sur des corpus réduits, moins énergivores et dont les droits sont maîtrisés. Comme le souligne Hugues Vinet : “Notre enjeu est aussi de ne pas dépendre de grands groupes ni de leurs modèles”.
Cela n’empêche pas l’IRCAM de multiplier les partenariats stratégiques, notamment avec des institutions publiques. “Le laboratoire de l’IRCAM est associé au CNRS et à Sorbonne Université, ce qui nous donne accès au supercalculateur Jean Zay”, précise Hugues Vinet. Cet accès à une infrastructure de haute performance ouvre des perspectives : il pourrait inspirer d’autres structures culturelles à renforcer leurs liens avec les laboratoires universitaires et les projets art-science. Ces coopérations croisées permettent non seulement de mutualiser les moyens, mais aussi de faire dialoguer recherche fondamentale et création contemporaine (lire l’article PEPR-ICCARE : “créer les conditions d’une véritable rencontre entre les communautés scientifiques et les acteur·rices culturel·les”). Au Canada, des initiatives du genre commencent à émerger dans le champ culturel. “Dans les prochains mois, nous allons développer un outil de clustering, un réseau distribué de calcul reposant sur les ordinateurs de nos partenaires”, explique Éric Desmarais.
L’enjeu est clair : sans un minimum de puissance de calcul et d’investissements, les structures peinent à accueillir des artistes pourtant très demandeurs ou à soutenir des projets ambitieux. Le récent appel à projet France 2030, pour accompagner l’appropriation de l’intelligence artificielle et du numérique par les industries culturelles et créatives, semble justement aller dans ce sens. “Une opportunité inédite d’accélérer le développement et la mutualisation de solutions d’intelligence artificielle conçues par et pour les différents secteurs des ICC” selon Rachida Dati, ministre de la Culture (source). Il serait bien dans ce cas, de ne pas oublier le secteur culturel, essoufflé par de nombreuses coupes budgétaires (voir l’outil cartocrise). Car si l’IA a un coût, le bénéfice de la culture, lui, n’est plus à démontrer.
Rédaction Adrien Cornelissen
L’auteur de l’article Au fil de ses expériences, Adrien Cornelissen a développé une expertise sur les problématiques liées à l’innovation et la création numérique. Il a collaboré avec une dizaine de magazines français dont Fisheye Immersive, XRMust, Usbek & Rica, Nectart ou la Revue AS. Il coordonne HACNUMedia qui explore les mutations engendrées par les technologies dans la création contemporaine. Adrien Cornelissen intervient dans des établissements d’enseignement supérieur et des structures de la création. |
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