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Œuvres et contenus : (faux) amis ?

Article publié le 09/01/2025

  • #AMBIVALENCES

Temps de lecture : 5min

Pinchofhealth – Creative Commons

Désignant un peu tout et son contraire, les « contenus » sont progressivement devenus l’alpha et l’oméga du monde numérique en expansion. De contenu marketing en contenu audiovisuel, certains s’apparentent à des œuvres tandis que d’autres font office d’appâts… À travers le programme France 2030, le Président de la République ambitionne même de « placer la France en tête de la production des contenus culturels et créatifs ». Mais qui sont-ils ?

Avant tout, rappelons-nous qu’un « contenu » est d’abord ce que contient un récipient, ce que l’on exprime et même parfois ce que l’on retient. Un contenu culturel, lui, « désigne la signification symbolique, la dimension artistique et les valeurs culturelles qui émanent ou expriment les identités culturelles »1. Quant à eux, les contenus numériques – ou digitaux – « comprennent notamment le contenu des sites web et des blogues, les logiciels d’application, ainsi que les œuvres littéraires, musicales, télévisuelles ou cinématographiques offertes en téléchargement ou en lecture en continu »2. Une autre approche du contenu digital est d’en parler comme « l’un des principaux moteurs de la communication en ligne. Il peut être utilisé pour partager des informations, des idées, des solutions et promouvoir des produits. Il peut également être utilisé pour sensibiliser les consommateurs à un produit, un service ou à une marque dans sa globalité »3. Bref, nous voilà un peu perdu·es. Que contiennent donc les fameux contenus ?

Nordiske Mediedager Freddy Foss – creative commons

Œuvre, médiation et marketing

À quels objets le mot contenu numérique (ou digital) – resserrons un peu – fait-il donc référence ? En premier lieu, nous pensons aux contenus présents sur les nombreuses plateformes de streaming. Ceux-ci comportent aussi bien des œuvres cinématographiques, photographiques, musicales, sonores… Que des émissions de variété, d’actualité, de reportage… Ici, ils désignent donc moins une typologie que les multiples éléments hébergés par le contenant.

Premier arrêt sur image : comment distinguer une œuvre d’un contenu ? Le Code de la Propriété Intellectuelle définit l’œuvre comme « une création intellectuelle qui peut être de divers types : du classique livre à la photographie, de la chorégraphie à la composition musicale, incluant les adaptations, transformations et arrangements d’œuvres »4. Elle est à ce titre protégée par le droit d’auteur. À cette question, ChatGPT synthétise plutôt bien les enjeux : une œuvre s’apparente à une création artistique ou intellectuelle qui cherche à transmettre une vision personnelle, émotionnelle ou esthétique, tandis qu’un contenu répond souvent à des besoins pratiques, informatifs ou commerciaux. 

La frontière entre les deux peut être floue, mais la distinction réside dans l’intention, la forme et l’impact de la création. Dans le langage courant, un glissement semble s’être opéré. Les œuvres sont ainsi devenues une part des contenus. Marie Ballarini, docteure en science de l’information et de la communication, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Dauphine, complète : « Le terme contenu vient de la traduction américaine de ‘content’ et ‘content creator’, intimement liés au développement des outils numériques ». La chercheuse donne deux exemples pour montrer comme la frontière peut être mince entre l’œuvre et le contenu. D’un côté, l’expérience en réalité virtuelle du Louvre « En tête-à-tête avec La Joconde« , qu’elle considère comme un contenu de médiation, co-écrit avec le musée, où il s’agit d’expliquer, de proposer un contenu informationnel. De l’autre, l’expérience immersive créée pour le Musée d’Orsay « La palette de Van Gogh », proposant un récit, un contenu émotionnel, de l’interaction.

Version 360° de la Palette de Van Gogh – Musée d’Orsay

Marie Ballarini note par ailleurs que la conception de l’artiste est différente selon les secteurs : « Dans la VR, la question de l’auteur·ice n’est pas si évidente puisque l’œuvre est le fruit d’un travail qui mêle script, graphisme, interaction… Parfois il n’y a même pas de narration et l’œuvre est abstraite, méditative ». Avec l’avènement des créations numériques, la notion d’auteur·ice – et donc d’œuvre – est-elle en pleine mutation ?

Deuxième arrêt sur image sur ces contenus qui inondent les réseaux sociaux et dont nous avons parfois du mal à identifier l’émetteur – media, institution, influenceur·se ? Ils prennent la forme de vidéos, de podcasts, d’articles, d’images… Leur objet est d’informer, parfois pour vendre de façon détournée, ou d’inciter à venir visiter. Ici c’est la frontière entre la médiation et le marketing qui est mince. Marie Ballarini a réalisé une étude intitulée « Créateurs de contenus et institutions culturelles » – notamment dans la pratique muséale. Elle y livre : « En explorant les profils de créateurs de contenus culturels, j’ai constaté qu’il existe une grande variété de profils et de motivations parmi eux. Certains sont des historiens de l’art ou des conservateurs de musées qui ont choisi de partager leur passion et leurs connaissances avec le grand public, tandis que d’autres sont des journalistes spécialisés qui se sont intéressés à la culture et à l’histoire. D’autres encore sont des passionnés autodidactes qui ont développé des compétences en matière de production de contenu numérique et ont créé leur propre marque personnelle ». À titre d’exemples, elle cite la critique d’art Margaux Brugvin, ou la communicante passionnée d’art derrière La minute culture.

Et si la frontière est floue, c’est aussi que les institutions culturelles elles-mêmes ont développé ces contenus de médiation (promotionnels), internalisant parfois ces compétences au sein des services communication, ou l’externalisant à des influenceur·ses / créateur·ices de contenus. Et s’il est difficile de mesurer l’impact de ces contenus sur la fréquentation physique des lieux, Marie Ballarini indique que ces contenus viennent « accompagner la pratique plutôt que la concurrencer », permettant – sinon un renouvellement massif – « une diversification des publics, en levant un certain nombre de freins, de blocages, en fournissant des explications complémentaires ». Les études sociologiques, rappelle la chercheuse, montrent que l’on développe principalement de nouvelles pratiques culturelles en étant accompagné·e (famille, conjoint·e, ami·e…). En activant ce lien parasocial – soit une relation sociale à sens unique vis-à-vis d’une personnalité publique – les messages des créateur·ices de contenus s’apparentent « à la recommandation d’un ami ».

Un instrument de la bataille économique (et idéologique)

Troisième arrêt sur image : à l’orée du nouveau millénaire, le Président de la République française mise sur la production de contenus pour « renforcer le modèle industriel » du pays, en témoigne le programme de France 2030 et l’ambition nationale de « placer la France en tête de la production de contenus culturels et créatifs ». L’ambition économique y est clairement énoncée : « La culture est un levier essentiel pour faire de la France la championne de l’économie de demain ». 1 milliard d’euros sont ainsi affectés, avec pour objectifs de « soutenir la montée en compétence des acteurs de l’industrie culturelle et créative » ou encore de « faire apparaître une nouvelle filière de production de contenus culturels immersifs et de métavers ». À cet endroit, le contenu n’est plus alors une fin en soi mais un moyen, un outil de compétitivité. Une ambition qui peut sembler illusoire tant la concurrence mondiale est féroce… Marie Ballarini parle d’une sorte de « fantasme de créer une licorne : on cherche à créer un modèle économique en aidant les start-ups et en soutenant la production mais la diffusion ne suit pas ». L’autre problématique est celle de la question de la « découvrabilité de ces contenus noyés dans la masse », évoque-t-elle. En sous-texte, les « contenus culturels et créatifs » semblent portés un autre enjeu de taille. Dans son discours de lancement, en octobre 2021, Emmanuel Macron n’hésite pas à affirmer : « La question est qui, aujourd’hui, bâtit l’imaginaire français, européen et mondial de demain ? Et c’est une compétition ». En fond de scène, ces mots : « Inspirer le monde ».

Les contenus deviennent-ils une « arme » dans un monde où les idéologies se polarisent et s’affrontent ? Et dans cette optique de bataille culturelle, sont-ils en passe de remplacer les œuvres ? « Pays de littérature, de philosophie, de théâtre, de cinéma et de musique, la France doit continuer de faire entendre sa voix en valorisant son patrimoine culturel et en développant de nouveaux contenus et expériences » lit-on dans la présentation de l’appel à projets France 2030. Pourtant une œuvre et un contenu servent-ils véritablement les mêmes logiques ? Un contenu pourra-t-il dénoncer et critiquer le pouvoir en place ou le riche porte-monnaie dont il dépend ? Et si toutes les œuvres ne jouissent pas d’une totale indépendance, comment préserver leur possible création sans leur demander d’être un outil d’entertainement, le bras armé de notre compétitivité ou d’une idée ? Sans doute faudra-t-il protéger les œuvres de la tentation de devenir un contenu agrégé de puissants contenants, en leur octroyant la possibilité d’être gratuites et désintéressées, impertinentes et improductives, voire inutiles.

Rédaction Julie Haméon


[1] Source : UNESCO – Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles
[2] Source : Office québécois de la langue française
[3] Source : Neocamino – le blog, agence de marketing digital
[4] Source : SACD


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