Article publié le 29/01/2024
Temps de lecture : 7min
The Crystal and the Blind, par Hugo Deverchère (Production Le Fresnoy 2018).
© Le Fresnoy
Alors que les technologies sont marquées par leur inévitable obsolescence (programmée), chercheur·euses, expert·es et artistes se penchent sur le vaste sujet de la conservation de l’art numérique. État des lieux d’un sujet en pleine effervescence.
Lorsque les collectionneur·euses entrent chez Valérie Hasson-Benillouche, fondatrice de la Galerie Charlot, spécialisée en art contemporain et nouveaux médias, ce sont des questions récurrentes : « les œuvres numériques se conservent-elles bien et comment faire ? » Pour la galeriste, « les problématiques de conservation de base sont les mêmes pour tous les supports : l’humidité, la chaleur excessive, les variations de températures. » À cela s’ajoutent néanmoins d’autres enjeux techniques: ceux de l’obsolescence du matériel informatique et des supports logiciels. « Les supports sont fragiles. Les disques optiques, les cassettes, les cartouches… tout ça vieillit », pose Jean-Philippe Humblot, chargé des documents électroniques et multimédia au sein de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et auteur de l’essai « Préservation de l’art numérique à la Bibliothèque nationale de France ». Les machines aussi évoluent : un programme prévu pour un PC des années 90 ne s’exécutera plus correctement sur un ordinateur actuel sans quelques adaptations.
Les problématiques sont aussi multiples que le type de techniques utilisées par les artistes. Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains, institution de formation, de production et de diffusion artistiques, audiovisuelles et numériques, consacre la seconde et dernière année de son cursus à l’exploration des technologies numériques et prépare ses étudiants-artistes à ces enjeux. « Il n’y a pas de formation au sens classique du terme relative à cette problématique de conservation, mais une sensibilisation constante des artistes par notre équipe, tant la variété des œuvres à composante numérique technologique est grande et riche au Fresnoy : films en images de synthèse, installations programmées, interactives, environnements immersifs, intégration de technologies émergentes, etc. (…) Chaque œuvre constitue un cas particulier en termes de recours aux technologies. Elles peuvent être entièrement numériques mais aussi être couplées avec des systèmes mécaniques, robotiques, etc. ce qui rend la question de la conservation encore plus complexe », explique Eric Prigent, coordinateur pédagogique de l’école basée à Tourcoing.
L’importance de la documentation
Pour pallier une future impossibilité de lire une œuvre, les artistes mettent en place des protocoles, présente Valérie Hasson-Benillouche. « Quand je vends une œuvre numérique sur une clé USB ou un autre media player, il y a toujours une sauvegarde de la clé. Il y a aussi un certificat d’authenticité, qui valide la valeur de l’œuvre, et un document qui détaille le protocole de sauvegarde de l’œuvre d’art : la sauvegarde de l’œuvre sur un ordinateur personnel dans un dossier œuvres d’art est recommandé, faire un dossier, photos, extrait vidéo de l’œuvre en marche, texte explicatif, etc. Quand l’œuvre est interactive et utilise un programme spécifique, certains artistes donnent le code source, afin que l’on puisse se référer à cette écriture algorithmique pour le restaurer le moment voulu. »
La documentation est essentielle, insiste la galeriste. « Qu’elle soit immatérielle ou matérielle, on filme l’œuvre numérique, on la photographie, on décrit dans un texte écrit ses couleurs, son mouvement, son texte, sa lumière… On la détaille le plus possible pour qu’un restaurateur puisse se référer à ces indications.» Un soin également très présent dans l’approche du Fresnoy. « Ce qui nous intéresse avant tout est de conserver impérativement toute la mémoire des processus de travail, de la conception à la réalisation : note d’intention initiale, dossiers de présentation, compte-rendus de tests et d’expertise technique, documentation photographique sur les étapes du travail, croquis de travail, plans côtés, dossier final de communication et fiche technique de diffusion détaillée, explique Eric Prigent. Tous ces éléments archivés permettent d’envisager ultérieurement une compréhension du fonctionnement, une restauration, une mise à jour voire une optimisation ou une amélioration de l’œuvre. »
La solution de l’émulation
La BnF, institution chargée du dépôt légal des œuvres éditées en France depuis le 16ème siècle et des œuvres informatiques et numériques depuis 1992, adopte quant à elle la solution de la virtualisation couplée à l’émulation. En premier lieu, la virtualisation consiste à extraire l’information binaire (les fameux 0 et 1) d’un support pour la conserver dans une bandothèque, bibliothèque de bandes magnétiques de la BnF sur lesquelles sont stockées les informations. Ensuite, l’émulation. « Les programmes informatiques se jouent dans un environnement précis, les instructions sont propres à une machine donnée », explique Jean-Philippe Humblot. Si la machine est devenue obsolète, il faudra donc en faire une émulation, c’est-à-dire utiliser un logiciel qui recrée les effets des interactions et des périphériques. Ainsi, avec un émulateur de PC, on pourra installer Windows 95 et lire les fichiers créés pour ce système d’exploitation.
Si ce genre de techniques fonctionne bien pour les appareils anciens et répandus comme le PC, il est plus difficile de se prononcer sur ceux plus récents. « Un casque de VR change tous les ans, il n’y a pas de fabricants dominants, illustre-t-il. On est dans l’époque des pionniers. » D’autant que les émulateurs, mis au point le plus souvent par des communautés de développeurs bénévoles, sont longs à développer – de l’ordre d’une dizaine à une vingtaine d’années, rapporte Jean-Philippe Humblot. (Le PC, auquel sont attachées de nombreux intérêts industriels, bénéficie lui d’émulateurs professionnels comme VirtualBox.) Et la tâche se complique au fur et à mesure que les machines se complexifient.
La question de l’authenticité
Cette double solution, efficace, présente néanmoins des lacunes, reconnaît l’expert de la BnF. D’abord, l’authenticité. « Un écran cathodique est remplacé par un écran plat qui ne fournit pas la même impression visuelle ; d’autres périphériques (clavier, souris, manette…) ne sont pas ceux d’origine, ce qui entraîne une modification des sensations attendues. La vitesse d’exécution peut également être difficile à ajuster et provoquer certains effets indésirables », écrit Jean-Philippe Humblot dans son essai. La question s’est ainsi posée lors de la restauration de l’œuvre du pionnier de l’art vidéo Nam June Paik. Son œuvre la plus fameuse The More the Better, construite en 1988 à l’occasion des Jeux Olympiques de Séoul, est constituée de 1003 télévisions à tube cathodique – des appareils qui ne sont plus fabriqués depuis des années. En 2018, le Musée d’art moderne et contemporain de Corée a débranché la tour, qui présentait notamment un risque de surchauffe et d’incendie, et lancé une grande consultation internationale sur la restauration de l’œuvre. « Enlever les tubes cathodiques pour les remplacer par des écrans plats, par exemple, ne peut être qu’un deuxième choix. Parce que cela changera complètement la façon dont l’œuvre est perçue », considérait alors Kim Eun Jin, conservatrice du musée en charge de la restauration, citée par France Info. La solution a consisté en un mélange d’écrans LCD, de moniteurs cathodiques réparés et d’autres achetés d’occasion.
Ensuite, l’émulation ne couvre pas tous les supports. Si elle fonctionne pour des machines grand public, il n’existe souvent pas d’émulateur pour des modèles moins répandus, a fortiori lorsque les machines ont été modifiées. « Les artistes aiment ajouter des périphériques exotiques, des capteurs de températures, de lumières, de toucher… C’est normal, ils expérimentent et étirent les possibilités des machines. » Dans ce cas, Jean-Philippe Humblot préconise de créer une version pérenne en hors ligne, sorte de « version dégradée mais autonome » de l’œuvre. « Les artistes les plus anciens savent que beaucoup des œuvres qu’ils ont réalisées ne fonctionnent plus. S’ils veulent montrer un travail réalisé il y a plusieurs années, bien souvent il leur faut d’abord trouver la machine pour laquelle il a été créé. Lorsqu’on a vécu ça, on est plus sensible à ce discours. »
Bien qu’imparfaites, la virtualisation et l’émulation ont l’avantage de pouvoir être déployées sur des grands volumes. Plusieurs projets de collaboration avec des centres de création numérique, comme Le Cube, ont été lancés par la BnF en vue de récupérer massivement des œuvres conçues dans les années 1990 et 2000. Certaines de ces œuvres sont désormais visibles dans la salle Ovale du nouveau musée de la BnF.
La conservation, questionnement artistique
La question de la conservation des œuvres numériques est entre de bonnes mains. De nombreux programmes explorent ces questions, liste Eric Prigent. Le PAMAL, né à l’École Supérieure d’Art d’Avignon et devenu PAMAL_Group, groupe artistique « médiarchéologiste » qui crée ses œuvres à partir d’œuvres d’art numérique disparues ou fortement endommagées en raison de l’obsolescence des logiciels et matériels informatiques ; DOCAM, groupe de recherche fondé en 2005 au Canada pour la documentation et conservation du patrimoine des arts médiatiques ; LIMA, plateforme basée à Amsterdam chargée de préserver, distribuer et rechercher le media art ; Matters in Media Art, partenariat entre le MoMA, le SFMOMA et la Tate lancé en 2005 ; The Laboratory for Antiquated Video Systems du ZKM de Karlsruhe ; ou encore les travaux de la chercheuse française Clarisse Bardiot, dont les projets ont été soutenus par Le Fresnoy. De son côté, HACNUM et plusieurs membres du réseau mènent également une réflexion sur les enjeux de conservation et de restauration des œuvres d’art numériques. En 2022, HACNUM organisait ainsi la table ronde intitulée « Collectionner et conserver les œuvres d’art numérique », dont le replay est actuellement disponible.
La conservation pénètre aussi le cœur des œuvres. Ainsi, Emilien Dubuc, étudiant au Fresnoy, travaille sur une œuvre filmique qui sera présentée en septembre prochain et dans laquelle il explore L’ADN comme support d’informations. L’artiste, également docteur en biologie, travaille en collaboration avec l’IRCAM. « En transcodant des séquences faites de 1 et de 0 en séquences faites de A, T, G, ou C, il est possible de convertir des fichiers numériques en des séquences d’ADN qui, une fois synthétisées, auront acquis une réalité physique, biochimique. Les fichiers ainsi stockés ne prennent quasiment aucune place (l’ADN est microscopique), et ils resteront stables pendant des dizaines, voire des centaines d’années, à température ambiante, deux avantages de poids si l’on compare cette méthode de stockage avec les serveurs informatiques utilisés actuellement, grands consommateurs d’espace et d’énergie. L’ADN peut être stocké dans des tubes en plastique ou en métal, mais aussi intégré à l’ADN d’êtres vivants, comme des bactéries, qui en assureront une maintenance aléatoire, plus destructrice que conservatrice, nous présente-t-il. Pour mon projet, j’ai décidé de conserver un son, ma grand-mère qui chante, et quelques photographies, et mon film évoquera cette quête technologique ; mais ce qui m’intéresse à long terme ce n’est pas tant la conservation parfaite que l’impact qu’auront les mutations de l’ADN sur les données du futur. Je veux pouvoir mesurer les failles du système de conservation sur mes souvenirs audio-visuels, observer les pertes mémorielles engendrées par une mutation du support de stockage. » L’exploration de notre mémoire des œuvres, de l’art à part entière.
Rédaction Elsa Ferreira
L’autrice de l’article Journaliste depuis une dizaine d’années, Elsa est spécialisée en technologie et culture. Adepte des contre-cultures, elle observe et décrypte l’impact des technologies sur la société. Elle collabore régulièrement à des magazines tels que Makery, Pour l’Éco ou L’ADN. |
Retrouvez tous nos articles directement dans votre boîte mail en vous abonnant gratuitement.