Article publié le 29/11/2023
Temps de lecture : 6min
Les propositions immersives se développent depuis une large décennie et la « culture immersive » semble s’imposer comme le nouveau fer de lance des politiques culturelles. Que recouvre le mot « immersif », et que cache-t-il ?
L’art immersif recouvre une multitude de formes, de disciplines, et d’interprétations. Discuter de ces différentes acceptions nous amène à comprendre les débats que ce mot sous-tend. Nouvel usage culturel, promesse de démocratisation, outil poétique ou stratégie macro-économique : de qui « immersif » est-il le nom ?
Immersif comme… technologies immersives
Dans son acceptation la plus courante aujourd’hui, l’immersif est rattaché à sa dimension technologique. En art, il prend différentes formes : des expositions ou visites immersives, des spectacles immersifs, des projections architecturales, des expériences de réalité virtuelle (par l’intermédiaire de casques), de réalité augmentée (par l’intermédiaire d’applications ou d’hologrammes). Certaines propositions sont dématérialisées (métavers, 3D, 360°), d’autres se superposent au réel (telle la XR ou réalité étendue, le mapping vidéo sur bâtiment ou sous dôme), d’autres encore proposent des expériences interactives. À la croisée des disciplines, l’art immersif navigue entre cinéma, création sonore, spectacle vivant et arts visuels.
Si ses origines remontent au milieu du 20e siècle (1), l’art immersif se développe tout particulièrement dans les années 2010. Témoin de cela, un lieu dédié, l’Atelier des Lumières, ouvre à Paris en 2018. Il accueille aujourd’hui 1,4 million de visiteur·ses par an. En 2020, face aux fermetures des lieux culturels, une grande vague de visites virtuelles, vidéos 360° et modélisation 3D envahit la toile pour ouvrir les portes des musées et grands monuments, à distance. En septembre 2022, un nouveau lieu ouvre ses portes dans la capitale, Grand Palais Immersif, tandis que 2023 est marquée par l’arrivée de La Sphère à Las Vegas, auditorium immersif de 18 600 places, recouvert de 54 000 m² d’écrans LED.
Mais l’immersif est-il nécessairement un déploiement, voire une surenchère technologique ? Si l’on associe souvent art immersif et art numérique, la notion d’immersion se révèle pourtant bien plus ancienne. Tromper les sens, superposer une œuvre au réel, une intention que l’on trouve déjà dans les Grottes de Lascaux, ou encore les fresques de la Renaissance.
Immersif comme… expériences immersives
Distinguer technologies et expériences immersives permet ainsi de replacer les techniques comme un moyen, au service d’un propos. Marie Amiel, fondatrice de Popside, conçoit des immersions scénarisées pour le patrimoine, l’industrie et l’éducation. Dans sa visée pédagogique, elle « utilise tous les leviers possibles du web pour créer un parcours de découvertes » et se sert des technologies immersives pour « interpeller, attraper le public ». Elle mise avant tout sur la narration pour « faire ressentir à la personne qu’elle fait partie de l’histoire ». La notion d’interaction est ici intimement liée à l’expérience qu’elle propose.
Dans le champ artistique, Dark Euphoria porte une approche transdisciplinaire et défend « la recherche d’une expérience collective ». Spectacle augmenté alliant réalité virtuelle et performance chorégraphique, No reality now (Vincent Dupont et Charles Ayats) illustre cette intention d’« étendre les limites de la scène » tout en proposant une « utilisation non passive » des casques de réalité virtuelle, hackés sous forme de jumelles de théâtre. « Le public est libre de les utiliser quand il le souhaite » explique Marie Point, directrice de l’agence de production. Pour elle, l’immersion est avant tout « la capacité du cerveau à te faire croire que tu es ailleurs ». À ce titre, « un livre ou une fête techno peuvent être plus immersifs qu’un écran que l’on touche ».
Claire Bardaine, artiste visuelle et directrice de la compagnie Adrien M & Claire B, revendique quant à elle sa filiation avec le théâtre immersif. Elle note « l’importance de replacer la création en environnement numérique dans l’histoire de l’art ». Au cœur des propositions immersives et/ou interactives de la compagnie, l’ambition de « faire tomber le 4e mur » en proposant des espaces-images dans lesquels on joue, on dialogue, on se balade. En ce sens, elle met le public au centre et utilise la réalité virtuelle ou le mapping comme outils pour « muscler un émerveillement », sortant « d’une sorte de boucle où la prouesse technique serait une fin en soi ». Une approche qui s’inscrit dans la lignée des œuvres immersives du milieu du 20e siècle cherchant à favoriser un engagement intense du public dans la proposition artistique. « Une expérience spatio-temporelle esthétique formant une trilogie entre le dispositif, l’artiste et le ou la spectateur·ice, le tout faisant œuvre » selon la définition de Anaïs Bernard, maîtresse de conférences en arts visuels.
Immersif comme… économie immersive
Si les usages du numérique se développent dans notre quotidien, il semble logique que les artistes s’emparent de ces outils dans leur création. Mais l’explication culturelle est-elle la seule clef de lecture pour comprendre l’écrasante arrivée de politiques publiques en faveur de l’immersif ?
En 2022, la transformation du Dispositif pour la Création Artistique Multimédia et Numérique (DICRéAM) en Fonds d’aide à la création immersive (FACI) marque un tournant, perçu par certains acteurs et actrices comme une restriction de la notion de création hybride. Résolument centré autour de l’utilisation des technologies immersives, il poursuit trois objectifs : « encourager l’exploration de nouvelles écritures numériques et attirer de nouveaux talents ; réinventer le rapport au public et étendre les perspectives de diffusion ; promouvoir à l’international la capacité d’innovation artistique et technologique des studios et talents français ». Le programme France 2030 se donne pour ambition de « placer la France en tête de la production des contenus culturels et créatifs, et des technologies immersives », faisant des expériences immersives une locomotive de l’industrie culturelle et créative dans un objectif de développement économique du pays. En juin 2023, Emmanuel Macron enfonce le clou en annonçant 200 millions d’euros pour soutenir les technologies immersives et la réalité virtuelle, dans le cadre de l’appel à projets « Culture Immersive et Metavers ». Culture immersive ou déploiement des technologies immersives françaises dans la compétition économique mondiale ?
Immersif comme… impact immersif
Opportunisme ou conviction, grand nombre de musées « se ruent sur ces financements », selon nos confrères de Fisheye Immersive. Un mouvement parfois motivé par « un rêve de démocratisation culturelle grâce à la technologie qui [pourtant] n’advient jamais » note le Lab Numérique responsable piloté par Les Augures, dans son livre blanc pour rééchanter la médiation culturelle à l’heure de la sobriété. Il y prévient des dangers de l’innovation constante : « perdre de vue les missions premières du secteur culturel au profit de la tentation techno-solutionniste ; développer des infrastructures techniques non soutenables d’un point de vue écologique ». Camille Pène, co-fondatrice du collectif Les Augures cite notamment « les terminaux qui se renouvellent très fréquemment et sont extrêmement difficiles à recycler, le poids des données, mais aussi l’aspect cumulatif des impacts ». Car au poids du numérique, se cumule le poids de fabrication des vidéos (comédien·nes, transport, post-production, matériel, écrans..). Elle relève également le manque d’études pour mesurer plus précisément l’impact des dispositifs immersifs et évoque deux perspectives : le projet CEPIR (cas d’étude pour un immersif responsable), initié en août 2022 avec pour mission de « produire des données et des outils permettant d’évaluer les impacts environnementaux de la filière XR française et d’émettre des recommandations », ainsi qu’une étude du Shift Project sur les métavers / mondes virtuels / mondes immersifs en projet pour mars 2024. Quant à la promesse de démocratisation culturelle, Jessica de Bideran, maîtresse de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne, interroge les « prix souvent prohibitifs » de ces propositions qui, par ailleurs, « tournent toujours autour des grands artistes, [dans] la continuité des grandes expositions blockbusters » estime-t-elle, dans un entretien à Radio France.
Les institutions culturelles semblent bel et bien lancées dans la course à l’immersif, prises par des injonctions à la compétitivité, l’attraction de nouveaux publics et la recherche de nouveaux modèles économiques. Alors, l’immersion est-elle toujours un outil créatif ou une fin en soi ? Un véritable choix artistique et culturelle ou une stratégie nationale de déploiement et promotion des technologies immersives françaises dans la compétition internationale ? Reste à déterminer si cela sera compatible avec la trajectoire des accords de Paris ou s’il faudra imaginer un immersif plus low-tech, ce qui ne semble pas opposé si l’on considère qu’une « bonne expérience immersive est difficile à définir par sa forme, mais plutôt une adéquation entre le sujet, le public et l’effet escompté » comme le rappelle Marie Amiel.
Rédaction Julie Haméon
(1) https://www.mcba.ch/expositions/immersion-les-origines-1949-1969/
L’autrice de l’article Journaliste indépendante spécialisée en politiques culturelles, Julie Haméon collabore régulièrement pour plusieurs médias (La Scène, La Lettre du spectacle, HACNUMedia, l’Observatoire des politiques culturelles…). Elle y traite notamment des enjeux liés à la transition écologique dans le secteur culturel. Basée à Nantes, sa formation mêle journalisme, médiation et sciences politiques. Ayant travaillé dans le secteur culturel pendant une quinzaine d’années, elle est particulièrement attentive aux sujets qui se situent à l’intersection des arts, des sciences sociales et des politiques publiques. Elle est également autrice et réalisatrice de podcasts. |
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