Article publié le 13/10/2023
Temps de lecture : 4min
© Helios – Studio Joanie Lemercier
La création numérique n’échappe pas aux enjeux de durabilité et d’éco-responsabilité. Les artistes se sont emparé·e·s de la question sous bien des formes… À la fois en abordant frontalement certains sujets mais aussi en questionnant leurs pratiques de production d’une œuvre d’art. Artiste visuel et numérique reconnu, Joanie Lemercier présente des œuvres dans l’espace public pour des festivals et pour des galeries. En 2019, il découvre la face cachée d’un monde dépendant à l’énergie fossile. Depuis, l’artiste a intégralement interrogé ses pratiques pour être en adéquation avec un numérique responsable.
Pour Joanie Lemercier et son équipe, le bouleversement intervient il y a 4 ans. Alors qu’il visite une mine de charbon à ciel ouvert en Allemagne, la vision “apocalyptique “ le transforme. “J’ai vu sous mes yeux la fin du monde”, dit-il. La mine est un immense trou au bord d’une forêt rasée à 80%. Avec ses 8 km de long sur 5 km de large, “on peut y placer Paris intra-muros, y compris ses bâtiments les plus hauts”, explique-t-il. Cette découverte deviendra le projet Slow Violence (2019).
Pour celui dont l’imaginaire est formé par la science-fiction des années 90, ce choc est écologique mais aussi esthétique. “Visuellement, ça ressemblait à des œuvres qu’on avait pu créer, se rappelle Juliette Bibasse, co-directrice du Studio Lemercier* et curatrice indépendante. Ce sont des paysages et topographies dystopiques et il y a eu comme un effet miroir. A-t-on banalisé ce genre de futur ?” Joanie Lemercier découvre que les travailleurs de la mine utilisent les mêmes logiciels qu’eux. Soudain, les outils créatifs deviennent des agents de l’extractivisme.
Questionner les technologies numériques
Face à cette prise de conscience des conséquences directes d’une économie dépendante des énergies fossiles, le Studio interroge sa pratique. Dans un milieu fasciné par les nouvelles technologies, la recherche de la nouveauté est une course effrénée. “Dans le monde de l’art numérique, l’imaginaire est celui du tout futuriste, présente Joanie Lemercier. L’idée prévaut qu’il faut avoir le dernier ordi, la dernière carte graphique, utiliser les plus gros projecteurs possibles, faire des projections les plus immenses. Plus c’est gros, plus c’est beau.» Sur son site et ses réseaux, Joanie Lemercier partage ses doutes et ses remises en question. “Depuis 2007, j’ai travaillé sur environ 90 nouveaux projets, écrit-il dans un tweet. 65 d’entre eux n’ont été montrés qu’une seule fois, parfois pendant quelques minutes seulement.” Sans renier leur pratique artistique, les deux co-directeur·rice·s souhaitent faire autrement.
Certains de leurs projets se font désormais à l’énergie solaire ou éolienne et se veulent plus low tech : ainsi des lasers, que Joanie Lemercier utilise pour écrire des slogans activistes sur des bâtiments ou pour souligner avec sobriété la beauté naturelle des arbres. Ainsi aussi de leur projet en cours de développement, Hélios, qui consiste à laisser entrer un rayon de soleil dans un bâtiment grâce à un miroir. Avec un système optique passif fait de lentilles de Fresnel, les artistes donnent une forme à ce rayon pour le concentrer et le diffracter. Seule utilisation d’énergie : une petite machine à fumée, qui se déclenche 8 secondes toutes les 20 minutes.” S’il y a des nuages, l’installation est intermittente. Quand il n’y a pas de soleil, on a fait une série de dessins pour expliquer la démarche”, précise Joanie Lemercier. L’art du Studio ne se porte pas plus mal. “J’ai fait un audit artistique de nos projets et je me suis rendu compte que les meilleurs ont été faits avec de simples ordinateurs portables”, affirme l’artiste.
L’artiste a aussi été l’un des principaux détracteurs des NFT dont il a dénoncé la consommation énergétique et a tenté d’en calculer l’impact, malgré l’opacité du milieu. Au plus haut de la popularité du cryptoart, “certain·e·s artistes numériques ont explosé tous les records d’émissions de CO2, dénonce Joanie Lemercier. Il·elle·s le savent mais s’en fichent, car il·elle·s ont multiplié leurs gains par 1000.” De leur côté, le Studio Lemercier a “sans doute dit non à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Mais au moins, nous sommes alignés”.
Audit des consommations du studio
La remise en cause est autant philosophique et artistique que pragmatique. Pour diminuer leur consommation, Juliette Bibasse et Joanie Lemercier se lancent dans un audit des dernières années pour déterminer les domaines les plus énergivores. “Je pensais que les plus gros postes seraient le transport et l’avion. En fait, ça ne représente que 10%”, relate Joanie. Le chauffage au gaz de leur atelier Bruxellois est en fait le plus gourmand en énergie : 60% de la consommation. L’équipe déplace ses bureaux dans une partie plus récente du lieu et fait isoler une partie de l’atelier. Résultat, leur consommation de gaz a diminué de 50 %.
Juliette Bibasse et Joanie Lemercier le savent : le changement sera collectif. À Scopitone (festival organisé par Stereolux, pilote sur beaucoup de sujets traitant de l’éco-responsabilité des arts numériques), le Studio a co-organisé avec le groupe de travail éco-responsabilité du réseau HACNUM une journée dédiée à cette réflexion. Loin de l’événement vertical et donneur de leçons, l’enjeu est d’accueillir les acteur·trice·s de l’industrie venu·e·s pour exposer leurs problématiques. “Nos solutions marchent dans le cadre de nos pratiques mais il est intéressant d’étendre ces questions à d’autres méthodes”, expose Juliette Bibasse. “Nous sommes convaincus qu’il faut des gens qui savent faire fonctionner des lasers et des projecteurs, qui mènent le combat et qui proposent des imaginaires hors du consumérisme”, conclut-elle. Sur toute cette question le réseau HACNUM a engagé une réflexion de fond (exemple avec l’étude de l’impact d’une œuvre), depuis plusieurs années déjà, pour que les arts numériques et la création hybrides intègrent les enjeux environnementaux dans leur pratique.
Rédaction Elsa Ferreira
* Le Studio Lemercier et Juliette Bibasse sont adhérents au réseau HACNUM
L’autrice de l’article Journaliste depuis une dizaine d’années, Elsa est spécialisée en technologie et culture. Adepte des contre-cultures, elle observe et décrypte l’impact des technologies sur la société. Elle collabore régulièrement à des magazines tels que Makery, Pour l’Éco ou L’ADN. |
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