Article publié le 03/09/2023
Temps de lecture : 6min
© AADN
« Faire avec » plutôt que « faire pour »[1], le rapport aux publics évolue dans le secteur culturel. Mais de la coopération à la délégation de pouvoir, l’échelle d’implication est variable. Le retour d’expériences d’AADN et Le Cube Garges, deux adhérents d’HACNUM, questionne la notion de participation, plus hétérogène qu’elle n’y paraît.
Après avoir cherché à fidéliser les publics et à les développer (en nombre comme en créativité), des organisations souhaitent désormais les impliquer. Mais « participer est beaucoup plus exigeant que ce qu’on imagine. (…) La participation implique une forme de vie complexe en laquelle se combine prendre part, apporter une part et recevoir une part » relève la philosophe Joëlle Zask[2].
Si la gouvernance est la « manière de faire », elle questionne autant le projet – la direction – que la façon dont est menée une activité. Associée aujourd’hui à l’idée d’une plus grande démocratie, cela reste un terme flou, parfois galvaudé. Pourtant, l’idée sous-jacente de ce « partage du pouvoir » est de garantir une plus grande pertinence des actions. Quelles sont les différentes façons d’impliquer les publics, et comment cela vient-il bousculer les manières de travailler en interne ?
« Coopérer ne se décrète pas »
AADN porte une démarche collective depuis sa création en 2004. Au fil du temps, l’association lyonnaise devient un pôle de ressources dans le champ des arts et cultures numériques, et développe son fonctionnement coopératif afin d’animer sa communauté. Elle constitue pour cela des « Assemblées artistiques » (auparavant nommés ateliers pair-à-pair), événements métropolitains organisés par et pour la communauté créative, soit 9 événements en 2023 (cycle de formation sur des logiciels, échange de pratiques, réflexion et débats…).
Ils sont pensés et organisés par un groupe de travail, composé d’une vingtaine de bénévoles actif·ves. C’est à cet endroit que la question de la gouvernance intervient, en s’adressant « à la communauté, pas uniquement sur de la participation mais aussi sur de la contribution, ce qui implique d’ouvrir des cadres qui permettent de programmer et mettre en place des événements » explique Amélie Fesquet-Saniel, directrice d’AADN. Une démarche qui « n’a rien d’évident », témoigne-t-elle, « il faut être prêt·es à ouvrir ces espaces qui sont visibles, qui forgent notre identité ; cela demande aussi du temps d’interconnaissance et d’acculturation » avec des personnes bénévoles, par définition volatiles. D’autant que « coopérer ne se décrète pas » ajoute-t-elle, et demande des compétences.
Plusieurs années d’expérimentations et de tâtonnements ont permis de sédimenter ce fonctionnement. En 2017, l’association se lance dans un accompagnement interne : « à cette époque, l’association prônait une gouvernance horizontale mais au quotidien, nous n’arrivions pas à prendre de décisions, tout était pyramidal, centralisé, peu clair ». Amélie Fesquet-Saniel explique qu’il était nécessaire de se former, poser un cadre, des méthodes, des outils. Des apprentissages qui ont permis, par extension, de consolider cette communauté créative pour « réellement donner du pouvoir d’agir ». Car « si l’on parle de communauté, il s’agit plutôt d’une foultitude d’individus » à qui AADN cherche à donner égale voix, pour sortir des « réunions de prise de pouvoir ». Construction collective de l’ordre du jour, gestion par consentement, compte-rendu réalisé en alternance, entraide… la directrice (qui se définit plutôt comme une coordinatrice) évoque le bon sens, des fondamentaux qui ne sont pas nécessairement innovants, « seulement à contre-courant de la pensée dominante ».
Depuis un an, une autre expérimentation a été lancée : un comité artistique et éditorial – composé de deux membres du Conseil d’administration (après une élection sans candidat·e), de l’équipe salariée, et de trois personnes issues de la communauté créative – vient remplacer la co-direction artistique. Le comité choisit les projets accompagnés, et les modes d’accompagnement. L’ambition est d’étendre ce travail collectif à la détection de signaux faibles. « Ce n’est pas qu’altruiste, cela nous permet aussi de rester connecté·es au terrain » éclaire Amélie Fesquet-Saniel.
« Réarrimer l’art à la vie »
En région parisienne, Le Cube Garges, ouvert en janvier 2023, affirme son positionnement en plaçant les droits culturels, l’inclusion et la participation au cœur de sa démarche. Directeur des arts visuels & numériques, Clément Thibault témoigne de l’exposition L’étrange labo microcosmique des Oumpalous, organisé dans le cadre d’ISEA2023, événement international dédié à la création numérique, faisant ainsi le grand écart entre expertise et participation des publics.
Par le biais de dix ateliers, des collégien·nes ont participé à cet événement à différents endroits : choix des artistes présenté·es (à partir d’une shortlist), co-rédaction d’une trame narrative fictionnelle de l’exposition sous la forme d’un conte, ou encore création d’une typographie imaginaire oumpalous.
Derrière cette initiative, un constat : « en s’institutionnalisant, les mondes de l’art se sont coupés de certains publics. L’expérience artistique nécessite le maniement de certains codes, et la culture légitime peut aussi être vecteur d’une très grande violence symbolique.» L’objectif du Cube Garges est donc de « chercher de nouveaux moyens d’établir des relations entre publics et œuvres » explique Clément Thibault. Une démarche expérimentale qui se veut humble, s’appuyant sur des actions prototypes, et nécessite – ici aussi – un cadre.
Ce type de démarche remet également en question les manières de travailler en interne, « demande une orchestration fine de compétences très larges » – curation, développement des publics, ateliers d’éducation artistique, recherche de financements…. « Cela a complexifié – ce qui ne veut pas dire compliqué – le champ possible des interactions, et c’est assez rafraîchissant » témoigne-t-il.
Le territoire dans lequel l’institution est implantée stimule ce type de projet : « à Garges-lès-Gonesse, l’art n’est pas perçu comme une priorité – face aux enjeux socio-économiques – alors qu’il est essentiel ». En réponse, le curateur cherche donc à « réarrimer l’art à la vie » en intégrant les publics dans le processus d’exposition, en trouvant des manières de renouveler la médiation, de réintégrer l’espace public – ce qui fait l’objet d’un projet de festival pour l’été 2024. Construire des relations plus fluides, participatives et réflexives avec les publics, en « montrant à égale dignité, et sans démagogie, des travaux d’artistes professionnel·les et d’habitant·es ayant été accompagné·es dans un cadre rigoureux ».
Et si, pour reprendre les mots de la philosophe, « recevoir une part » permettait de contrer « le sentiment de superfluité ou d’inutilité qui accompagne souvent les personnes exclues de la contribution, engendrant l’expérience amère de l’injustice »[3]?
Se situer sur l’échelle de la participation
En 1969, l’Américaine Sherry R. Arnstein[4] théorise une « échelle de la participation ». À mesure que l’on gravit les huit barreaux, le pouvoir des habitant·es grandit, de la manipulation (donnant l’illusion de la participation) au contrôle citoyen (à travers lequel une communauté gère de manière autonome un équipement ou un quartier). Il semble donc essentiel de se situer dans ce type de démarche : « comment est-ce que l’on coopère vraiment ? Qu’est-ce que l’on est prêt·es ou non à ouvrir ? Il faut être assez honnête pour ne pas créer de déception » prévient la directrice d’AADN.
Par ailleurs, si chaque « action s’inclut dans un environnement qui en devient le substrat fertile »[5] : il s’agit, non pas de transposer mais de créer de nouvelles expérimentations, in situ.
En premier lieu, se demander « pourquoi » se lancer dans ce type de démarche, sortir du schéma tautologique (mettre en place la participation pour faire participer les publics) et appréhender le processus participatif non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen.
Un moyen d’émancipation, d’empowerment (comme le nomme Le Cube Garges), un endroit d’apprentissage permettant la résolution de problématiques communes, comme à AADN où la directrice défend l’idée que « le collectif permet des solutions plus justes, qui font consensus ».
Reste à réaffirmer la valeur de ces espaces de coopération, qui ne sont « pas valorisés dans une économie basée sur la productivité. Les tutelles voient que cela fonctionne mais nous avons du mal à le quantifier : il faudrait calculer le BNB (bonheur national brut) plutôt que le PIB ! » lance la directrice d’AADN. Et pourquoi pas ?
Rédaction Julie Haméon
[1] Pour reprendre une formule proposée dans Faire culture, De pères à pairs, sous la direction de Pierre Brini et Emmanuel Vergès, Presses universitaires de Grenoble, 2021, p18
[2] Joëlle Zask, La participation bien comprise, Esprit, 2020/7-8, p119 (ici)
[3] Joëlle Zask, La participation bien comprise, Esprit, 2020/7-8, p122 (ici)
[4] Sherry R. Arnstein, A ladder of citizen participation, Journal of American Institute of Planners, n°35/4 (ici)
[5] Faire culture, De pères à pairs, sous la direction de Pierre Brini et Emmanuel Vergès, Presses universitaires de Grenoble, 2021, p15
L’autrice de l’article Journaliste indépendante spécialisée en politiques culturelles, Julie Haméon collabore régulièrement pour plusieurs médias (La Scène, La Lettre du spectacle, HACNUMedia, l’Observatoire des politiques culturelles…). Elle y traite notamment des enjeux liés à la transition écologique dans le secteur culturel. Basée à Nantes, sa formation mêle journalisme, médiation et sciences politiques. Ayant travaillé dans le secteur culturel pendant une quinzaine d’années, elle est particulièrement attentive aux sujets qui se situent à l’intersection des arts, des sciences sociales et des politiques publiques. Elle est également autrice et réalisatrice de podcasts. |
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